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ANALYSE

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Plutarque et la Lettre à Henri II

par Robert Benazra

    Dans une de ses dernières études, J. Halbronn semble l’avouer finalement, ce qui le gêne (peut-être de manière quelque peu inconsciente), c’est, nous dit-il, “la trop grande précision de certains quatrains supposés rédigés bien avant les années 1550 - 1560”.1 Avec un tel état d’esprit, on ne peut que supposer une publication posthume des quatrains et conséquemment en déduire que Nostradamus n’est pas l’auteur des Prophéties parues sous son nom. Dès lors, les épîtres introductives à ses textes centuriques, à savoir la Préface à César et l’Epître à Henri II, seraient contrefaites et les éditions 1555, 1557 et 1568 seraient des faux mis au point à l’époque de la Ligue.

   J. Halbronn admet cependant, grâce à notre “ami” Crespin, la réalité d’une épître à Henri II datée du 27 juin 1558, “probablement, nous dit-il, suivie de centuries” et parue avant 1570. Encore un petit effort et notre historien des textes finira bien par admettre que le témoignage de Couillard et de Videl, dans les années 1556 - 1557, apporte ni plus ni moins la réalité d’une épître que Nostradamus adressa à son fils César, en préambule à ses Prophéties de 1555.

   Dans l’épître à Henri II se trouve une date qui a fait couler beaucoup d’encre : 1792 et qui “colle” magnifiquement avec la “renovation de siècle”, c’est-à-dire le début de l’ère républicaine, le 22 septembre 1792.2 Cette date dérange les esprits purement rationnels, mais ces derniers semblent rassurés car Chavigny avait accordé une certaine importance à l’an 1782, suivant en cela François Liberati.3 Ainsi, J. Halbronn se demande s’il n’y a pas eu une corruption dans la forme canonique de l’épître à Henri II ! Seulement, n’oublie-t-on pas que, dans ce cas précis, la date 1792 n’est point transcrite en chiffres mais en lettres : “l’an mil sept cens nonante deux”, ce qui exclu de fait toute erreur de transcription.

   J. Halbronn prend fait et cause pour la version Antoine Besson, en ce qui concerne l’épître à Henri II, dont nous avions précisé4, que la suppression de près de 95 % de la version centurique Benoît Rigaud ne pouvait en faire un texte source. Dans cette même épître, il y a un développement consacré à Plutarque et J. Halbronn tente de démontrer5 que le texte nostradamien est issu des Oeuvres Morales & meslées de Plutarque, translatées du grec en françois par Messire Jacques Amyot, dont la première édition française fut publiée à Paris chez Michel Vascosan en 1572.

   Et effectivement, on trouve un rapprochement plus ou moins remarquable dans cette version française de Jacques Amyot des Oeuvres Morales de Plutarque, et des formules pratiquement identiques se retrouvent en effet dans les deux textes. Comme la première édition de la dite traduction, adressée à Charles IX, est datée de 1572, J. Halbronn en déduit (un peu trop rapidement, comme nous allons le voir) que ce texte ne saurait avoir été utilisé en 1568 et en conclut que la référence à Plutarque et à Lycurgue n’apparut dans l’Epître à Henri II que dans une édition postérieure à 1572.

   Quand à nous, nous pensons toujours que cette épître au roi de France régnant fut bien publiée en 1558 et preuve nous en est indirectement (et bien involontairement) fournie par J. Halbronn lui-même.

   Comme le souligne notre historien des textes6, l’identification des sources est véritablement déterminante, mais à la seule condition de ne pas se tromper de texte et de ne pas tenter de restituer à tout prix un contexte qui devrait cadrer avec ses propres thèses.

   En effet, en ce qui concerne le développement consacré à Plutarque7, plutôt que de se référer à la version française d’Amyot8, il suffit plus logiquement, étant donné la culture première de Nostradamus de se référer à un texte latin, mais aussi de prendre en considération la bonne œuvre de Plutarque dont Nostradamus s’est inspirée, et dont une version latine fut d’ailleurs justement publiée (le “hasard” faisant bien les choses, pourrait-on dire !) en… 1558.

   Plutarque, après sa mort, est vite devenu un classique et une partie de son oeuvre fut traduite dès le VIe siècle. A partir du IXe siècle, ses oeuvres sont réunies dans de nombreux manuscrits et une étape éditoriale importante voit le jour au début du XVIe siècle avec les éditions vénitiennes de 1509 pour les Oeuvres morales et 1519 pour les Vies parallèles. Après ces éditions, des traductions latines et gréco-latines vont apparaître. Autant dire que Nostradamus ne manqua guères de sources de lecture, lorsqu’il rédigea sa Lettre à Henri II. On peut même supposer avec quelque vraisemblance qu’il emprunta sa note sur Plutarque dans l’ouvrage suivant : Plutarchi chaeronei historici ac philosophi gravissimi, graecorum, romanorumque illustrum vitae, Paris, Michel Vascosani, 1558.

Plutarchi Chaeronei (1558)

Frontispice d’une édition latine des Vies parallèles de Plutarque (1558)

   Dans cet ouvrage, “Vies des hommes illustres, grecs et romains par le gravissime historien et philosophe Plutarque de Chéronée”, les biographies de grands personnages sont écrites par paires : un Grec, un Romain. Nous nous intéresserons au cas de Lycurgue, cité par Nostradamus.

   Reprenons le texte de la Lettre à Henri II (Version Benoît Rigaud) :

   “& apres avoir eu longuement cogité d’une téméraire audace ay prins mon adresse envers vostre majesté, n’estant pour cela estonné, comme raconte le gravissime aucteur Plutarque en la vie de Lycurgue, que voyant les offres & presens qu’on faisoit par sacrifices aux temples des dieux immortels d’iceluy temps & à celle fin que l’on ne s’estonnast par trop souvent desdictes fraiz & mises ne s’osoyent presenter aux temples.”

   Pour mémoire, donnons le texte de la version Antoine Besson, à laquelle J. Halbronn attache une certaine importance, ayant selon lui préservé la mouture “originale” de la dédicace au roi de France (nous soulignons en gras les passages empruntés au document centurique :

   “& ayant quelque tems cogité à par moy, & agité d’une téméraire audace, ay pris mon vol rapide vers vôtre tres magnanime Majesté, ne devant selon son benin naturel estre couroucé de mon outreguidance, ny étonné d’un si mince present ; d’autant que comme raconte le gravissime Autheur Plutarque en la vie du magnanime Lycurgue, que voïant les offres & presents qu’on s’afoulait d’aportez par sacrifices aux temples des dieux immortels d’iceluy temps, & que les indigens sans faculté d’en faire les frais & mises, reculoient de s’approcher d’iceux temples.”

   On peut lire effectivement, dans les “Vies des hommes illustres” (ou “Vies parallèles”) ce que rapporte “le gravissime aucteur Plutarque en la vie de Lycurgue” :

Extrait de Plutarchi Chaeronei (1558)

Extrait des Vies parallèles de Plutarque (1558, fol. 22)

   Traduction :

   “Pour moi, je trouve le style laconique, malgré sa brièveté, il va droit au but et frappe ceux qui l’écoutent. Lycurgue était lui-même très concis et très circonstancieux dans son langage, à en juger par les réponses qu’on a conservées de lui, telle celle-ci (…) cette autre sur les sacrifices, quand on lui demanda pourquoi il n’avait prescrit des victimes si petites et de si peu de valeur : Afin, dit-il, que nous ayons toujours de quoi honorer les dieux.”

   Comment comprendre ce passage qui vient presque de manière impromptue interrompre le discours nostradamien. Il me semble qu’on doive ainsi interpréter la citation de Plutarque chez Nostradamus : on ne peut que s’étonner de la modicité des offrandes que l’on sacrifie aux Dieux immortels à tel point qu’on préfère ne pas se présenter dans les Temples, et les quatrains centuriques, incompréhensibles par nécessité prophétique, choses de peu de valeur de ce fait, suggère un don de même nature à un dédicataire royal. Nostradamus espère dès lors satisfaire sa “majesté” avec ce second lot de centuries.

   Le dernier chapitre de la même Vie précise :

Extrait de Plutarchi Chaeronei (1558)

Extrait des Vies parallèles de Plutarque (1558, fol. 25)

   Traduction :

   “Voilà pourquoi Aristote a dit que quoique Lycurgue reçoive à Sparte les plus grands honneurs, il n’a pas tous ceux qu’il avait mérités. Cependant on lui a élevé un temple, où tous les ans on lui offre des sacrifices, comme à un dieu.”

   Les Centuries auront, nous le savons une destinée semblable aux présents lycurgiens ! On rappellera ici cette expression de Nostradamus, citée un peu plus loin dans la même Lettre : “plus sera mon escrit qu’à mon vivant”.

   Poursuivons avec un autre passage de la Lettre à Henri II (Version Benoît Rigaud) qui suit immédiatement le précédent et qui utilise d’ailleurs une même expression “ay prins mon adresse” :

   “Ce nonobstant voyant vostre splendeur Royalle, accompagnee d’une incomparable humanité ay prins mon addresse, non comme aux Rois de Perse, qu’il n’estoit nullement permis d’aller à eux, ny moins s’en approcher.”

   Texte de la version Antoine Besson :

   “la loy fut faite que liberté seroit entiere de ne liberaliser aux dieux, un chacun selon sa faculté & chevance. A donc, invictissime Roy, à ce me mouvant, voyant votre incomparable humanité & condescendance, j’ay pris mon addresse resoluë de ne pas me reculer de devant vôtre splendide face. Et non comme jadis on souloit de faire pour les Roys de Perse qu’il n’estoit aucunement permis d’aller à eux, ni moins s’en aprocher sans mains garnies de riches offrandes.”

   En évoquant les rois de Perse, Nostradamus ne ferait-il pas une fois de plus allusion au même ouvrage de Plutarque, dans le passage suivant :

Extrait de Plutarchi Chaeronei (1558)

Extrait des Vies parallèles de Plutarque (1558, fol. 24)

   Traduction :

   “Policratidas avait été envoyé en ambassade avec d’autres Lacédémoniens auprès des généraux du roi de Perse, qui leur demandèrent s’ils venaient de leur chef ou de la part de leur république : Si nous réussissons, répondit Polycratidas, c’est de par notre république, sinon, c’est de notre privé mouvement.”

   Nostradamus semble nous confesser : “Si mes paroles sont véridiques, c’est qu’elles viennent de celui qui m’inspire, mais si je me trompe dans mes prédictions, ce ne peut être que de mon propre chef”, ce qui nous renvoie à la fameuse formule nostradamienne de la Lettre à César : “Possum non errare, falli, decipi”.9

   Ainsi, cette référence à une œuvre du “gravissime aucteur Plutarque en la vie de Lycurgue” ne renvoie certainement pas à un texte publié après la mort de Nostradamus mais, au contraire, suggère la lecture par l’astrophile de Salon-de-Provence d’un ouvrage qui vit le jour au moment même où ce dernier rédigea sa Lettre à Henri II, c’est-à-dire au roi de France régnant.

Robert Benazra
Feyzin, le 18 février 2004

Notes

1 Cf. “Les éditions des Centuries à une, deux, trois épîtres”. Retour

2 Soit, dans le calendrier hébreu, exactement entre les jours de Roch Hachanah et Kippour de l’année 5553. Retour

3 Cf. le texte cité par J. Halbronn, Discours de la prodigieuse comette apparue sur la Ville de Paris avec la prédiction de l’Eclipse du Soleil de ceste année & de la grande conjonction de Saturne & Jupiter qui s’ensuyvra l’an 1583 le 2. Jour de May, composé par M. François Libérati de Rome, Docteur & Astrologue Italien, Paris, Jean de Lastre, 1582 et notamment la citation de Chavigny dans sa Pléiade VI (p. 283) : “Depuis l’an 1583 iusques à l’an 1782 avant le mi-temps, commencera une haute & sublime monarchie”. Retour

4 Cf. “Une réflexion sur la Lettre à César”, Analyse 86. Retour

5 Cf. “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle”, Analyse 88. Retour

6 Cf. “Les éditions des Centuries à une, deux, trois épîtres”, Analyse 89. Retour

7 Plutarque naquit vers 46, à Chéronée en Béotie et meurt aux environs de 125 après JC à Delphes. Retour

8 Jacques Amyot (1513 - 1593) fut précepteur des futurs Charles IX et Henri III. Il est célèbre pour ses traductions des auteurs grecs Héliodore, Diodore et surtout Plutarque, dont il publia effectivement une traduction des Œuvres morales en 1572, mais surtout sa version des Vies des hommes illustres, dès 1559. Retour

9 Cf. L’Epître à César et la prétendue humilité de Michel de Nostredame, Analyse 7. Retour



 

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