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ANALYSE

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Méthodes et hypothèses de la recherche nostradamologique

par Jacques Halbronn

   “Indeed, the very foundation upon which this Tower of Babylon (the verbiage) has been built needs to be examined close-up to see if it (the theory) is sound and stable and not resting on shaky ground… From a distance the Tower looks quite impressive, but I suspect the reason for that is because few of the Knights of the Round table are able to penetrate the complicated labyrinth that surrounds its exterior walls. Of those who do attempt the journey, most appear to return somewhat jaded and confused, whilst others are left to babble incoherently for the rest of their lives. What shameful beast I wonder, is being kept hidden at it's core ? Surely we live in an age where such defensive Towers cannot be used to stand in the way of progress! Therefore, I vote that the Tower be struck by the lightning bolt of progress, in order to determine whether it was built upon a foundation of solid Rock or upon a See of fantasy.”1

    La recherche nostradamologique est en constant progrès et il faut impérativement se tenir au courant des derniers développements comme pour n’importe quel domaine de recherche, sinon une contribution ne peut guère être vraiment pertinente ; le temps n’est plus où la compétence en la matière consistait à avoir en tête un maximum de quatrains centuriques, ceux-ci étant considérés comme formant un tout indivisible et bien défini ; à présent, il s’agit de maîtriser un maximum de documents nostradamiques et leur nombre est en évolution exponentielle. Tout cela est bien insécurisant et Peter Lemesurier mène ici, pathétiquement, un combat d’arrière garde.

   Le bref article de Peter Lemesurier, au titre bien ambitieux - “Nostradamus : The Halbronn Hypotheses” (sur Espace Nostradamus) - illustre bien ce qu’il peut advenir quand on ne suit pas attentivement ce qui se passe dans un certain champ d’investigation. En réalité, il n’y a pas d’hypothèse halbronnienne, il y a une méthode Halbronn et celle-ci ne préjuge aucunement des conclusions, une même méthode pouvant servir des causes différentes. En réalité, ce qui importe ce ne sont pas tant nos arguments en faveur de telle ou telle thèse mais tout simplement nos travaux et nos apports à la recherche nostradamologique et ceux des autres chercheurs.

   En lisant ce texte, nous avons ressenti que nous remontions dans le temps car la façon dont Lemesurier prétend résumer nos “hypothèses” est quelque peu décalée par rapport aux études parues depuis dix huit mois, si nous prenons pour référence le mois de juillet 2004, lorsque le CURA a publié un numéro spécial sur Nostradamus en général et sur nos résultats en particulier, auquel nous avons répondu aussitôt point par point sur Espace Nostradamus. Apparemment Lemesurier en est, au mieux, resté là. Si l’on examine le texte en exergue, le fanfaron Lemesurier part en croisade, résumant notre travail à l’étude de trois ou quatre documents alors qu’il faudrait probablement multiplier ce chiffre par cent : Lemesurier s’attaque carrément à une hydre !

   Lemesurier ne retient de ce que nous faisons que ce qui affecte directement la question de la datation des éditions se présentant comme parues du vivant de Nostradamus (1555, 1557 et, selon lui, 1558) et il pense qu’en s’occupant de cette seule question, tout notre “roman” (novel) va s’écrouler comme dans le Seigneur des Anneaux ; bien plus, il se présente comme incarnant le “progrès” alors que nous serions un obstacle à celui-ci, tentant ainsi, sans complexe, de renverser totalement les rôles. C’est lui qui lit trop de romans !

   C’est une démarche assez commode, en effet, de résumer les arguments de l’adversaire aux seuls points que l’on semble pouvoir réfuter. C’est ainsi que Lemesurier évacue immédiatement le cas Crespin sous prétexte que ce serait “un faussaire”, ce qui est précisément à démontrer. Car en quoi est-il un faussaire ? Parce qu’il ose se parer du nom de Nostradamus sans pour autant jamais se prétendre Michel de Nostredame ni lui attribuer des textes qu’il n’aurait pas écrits ? Ou bien parce que l’on retrouve dans ses oeuvres des éléments communs avec les Centuries sans d’ailleurs qu’il les attribue à Nostradamus ? En 2002, la recherche nostradamologique considérait encore que Crespin avait compilé des Centuries comme le montrent nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus (Feyzin, 2002), ouvrage auquel ne se réfère pas Lemesurier qui d’ailleurs ne cite expressément aucun de nos textes de sorte que nous ignorons ce qu’il a ou n’a pas lu, ce qui est une étrange façon de procéder sur le plan académique. Mais trois ans plus tard, telle n’est plus la position adoptée : ce sont les Centuries qui soit ont emprunté à Crespin, soit puisent à la même source que Crespin. D’ailleurs, cela fait déjà un certain temps que nous avons montré à quel point certains quatrains reflétaient les positions de Crespin, notamment à propos d’Avignon. Et quid dans tous les cas de figure, de l’absence du moindre verset du moindre quatrain des Centuries V, VI et VII ? Ah mais c’est vrai, Crespin étant un faussaire, on ne tiendra pas compte de son témoignage : dixit Lemesurier : “Any independent dated evidence (...) that confirms (…) has to be regarded as valid and not antedated, even when produced much “later” by known frauds such as Crespin”. Or, c’est précisément à partir de Crespin que le chercheur va commencer à s’interroger, ce n’est pas Crespin qui viendrait confirmer une thèse préalable. En tout état de cause, tout historien des textes sait pertinemment qu’il peut être tout à fait utile et fécond de s’appuyer sur une traduction, une imitation, une paraphrase, une critique quand on ne dispose pas du texte de référence. A ce moment là, Couillard ou Videl étant des adversaires de Nostradamus, on devrait récuser non pas leurs témoignages mais ce que leurs textes reflètent, éventuellement à leur insu. Certainement pas et d’ailleurs Lemesurier accorde toute son importance à ce qui ressort de l’Epître à César chez ces auteurs. Mais Crespin, c’est apparemment différent, n’est-ce pas ?

   Lemesurier revient sur l’affaire du IV, 46 “Garde toi Tours” et le lecteur non prévenu va se demander ce que Nostradamus avait à évoquer ainsi la bataille de Poitiers (1356) deux siècles plus tard. Mais il faut pour cela être au courant des “Hypothèses” ou des “méthodes” Lemesurier. Le fait que Nostradamus fasse ainsi oeuvre de versificateur de Froissart n’est pas sans nous faire songer à Nostradamus versificateur des Hiéroglyphes d’Horus Apollon. Mais une telle activité ne nous semble pas, en soi, quel qu’en soit l’auteur, comporter une dimension prophétique et c’est donc au nom d’une certaine “théorie” que certains veulent présenter des textes purement historiques comme ayant une vocation prophétique, théorie que, pour notre part, nous n’acceptons pas, considérant que c’est par la suite qu’une certaine exégèse s’est mis en tête d’en faire des Prophéties. Donc, nous ne contestons aucunement qu’à l’origine ce qui allait devenir IV, 46 et qui ne portait pas un tel code, ait pu correspondre à un moment fort de la Guerre de Cent ans. Bien au contraire ! Mais ce qui nous intéresse, c’est comment un tel matériau sera récupéré à d’autres fins tant au moyen d’une certaine exégèse que par des interpolations permettant de rendre le dit matériau plus significatif. Mais de là à considérer que IV, 46 soit un élément déterminant de notre “thèse”, ce serait bien mal comprendre notre façon d’opérer car nous importe avant tout le rapprochement des textes avant celui des événements, cher à Peter Lemesurier. Tout au plus, à la lumière de notre thèse, IV, 46 peut revêtir une certaine importance, ce qui n’est pas la même chose. Donc Lemesurier affirme à la fois que tel point est à la base de notre thèse ou que tel autre point est crucial parce qu’il vient confirmer notre thèse : il faudrait savoir ! L’affaire des éditions parues sous la Ligue pose des problèmes beaucoup plus décisifs que IV, 46 et tout lecteur un peu attentif de nos cinquante derniers articles sur Espace Nostradamus le sait parfaitement tout comme il aura pu noter que nous ne nous y référons guère à ce quatrain.

   Le problème des contrefaçons, c’est qu’elles s’appuient sur des documents authentiques dont elles modifient le contenu, ce que nous avons appelé des prétextes, selon une formule qui a eu l’heur de plaire à Gérard Morisse. Alors, on peut entrer ou ne pas entrer dans le jeu des faussaires. Si un faussaire a jugé bon d’insérer une Epître à César ou à Henri II, c’est parce qu’il y avait eu bel et bien de telles épîtres et nous savons qu’il y en eut puisque les Prophéties de Couillard nous citent des passages de l’une et que les Présages Merveilleux pour 1557 témoignent de l’autre. Sur ce point, en effet, il y a des positions qui s’opposent entre ceux qui considèrent qu’il y a eu des contrefaçons et ceux qui le nient, tout en traitant Crespin de faussaire (fraud) et tout en sachant très bien qu’il y eut des pseudo disciples de Nostradamus. Lemesurier est parfaitement au courant de l’existence de deux Epîtres à Henri II. Selon lui, Nostradamus tend à récupérer des éléments de ses almanachs dans ses Centuries ou vice versa. On serait d’accord si au lieu de dire “Nostradamus”, Lemesurier écrivait “les faussaires” mais pour nous couper l’herbe sous le pied, Lemesurier fait de Nostradamus son propre faussaire, un plagiaire de lui-même, tout comme ce serait le même Nostradamus qui s’amuserait à compiler Froissart ou Charles Estienne pour fabriquer des quatrains à la chaîne. Lemesurier va jusqu’à imaginer2, ne trouvant pas telle référence chez Froissart que Nostradamus a été prendre connaissance de manuscrits pour rédiger IV 46, les éditions imprimées de Froissart ne parlant pas de Tours à propos de la bataille de Poitiers. L’idée qu’un quatrain ait pu être retouché est exclue d’office alors que l’interprétation des quatrains nous édifie - et ce jusqu’à nos jours - sur la façon dont on choisissait les quatrains pour correspondre à tel événement. Quant à relever des contradictions dans tel texte nostradamique, cela ne prouve rien puisque Nostradamus, selon Lemesurier, prenait un malin plaisir à égarer son lecteur (bamboozle his readership).

   Lemesurier en arrive ainsi à vouloir “sauver” les Significations de l’Eclipse de 1559 en s’appuyant sur l’Epître centurique à Henri II, comme si celle-ci était elle-même au dessus de tout soupçon : s’il y a des incohérences dans un texte, il y en a tout autant, dans un autre, plaide-t-il. Or, ces deux textes, tous les deux portant la date de 1558 sont de la même eau.

   En fait, ce qui a fait tilt dans la tête de Lemesurier et qui lui a fait croire qu’il pouvait créer une bréche dans notre “citadelle”, c’est l’affaire de la mention de la “seconde centurie” dans les Significations de l’Eclipse de 1559 : il n’a pas pu résister au plaisir de faire un peu d’esprit, l’occasion étant trop belle, voilà, en tout cas, ce que l’on peut appeler du fighting spirit ! Lemesurier se prend pour Wellington à Waterloo, c’est son dernier point (F) où il prétend résumer notre position à notre place : “The phrase “as is explained more fully in the interpretation of the second century of my Prophecies” in the course of the Significations proves it as a late forgery since no such interpretation was published in Nostradamus’s lifetime, and nobody refers to the verses as“Centuries” until the 1570s.” Et Lemesurier de commenter : “In fact the heading of every book of his Propheties describes it as a CENTURIE and the theory that these are all late in date cannot then be used as an argumenr for the suggestion that the Significations de l’eclipse is therefore late in date, so proving that the Propheties are late, so proving in turn that the Significations de l’eclipse is late in date !”

   On voit le procédé : on isole les arguments les uns des autres : c’est un peu la méthode d’Horace face aux Curiaces. Bien entendu, l’anglais Lemesurier se garde bien de signaler les travaux du hollandais Theo Van Berkel qui, lui, n’a cure de montrer que les Prophéties sont de telle ou telle date et qui soutient bel et bien, néanmoins que les Significations sont un texte contrefait. On a affaire à une sorte de terrorisme intellectuel : N’allez pas remettre en question quoi que ce soit du “consensus”, car c’est se faire l’allié des “hypothèses” Halbronn ! Eh oui,Van Berkel n’est pas Blücher mais Grouchy !

   A vrai dire, la mention d’une “seconde centurie” est extraordinairement vague : Lemesurier a t-il montré quels étaient les quatrains ainsi “interprétés” - encore que le mot quatrain n’apparaisse même pas - en rapport avec le contexte où cette mention est faite. Relisons le passage : “les effects de cestuy (an 1605) ne seront gueres dissemblables à celuy d’icelle année (1559), comme plus amplement est déclaré à l’interprétation de la seconde centurie de mes Prophéties & combien qu’il y ait un trine aspect de Iupiter à Vénus etc” (fol B II recto). Rappelons que selon nous, il a fort bien pu exister, de Nostradamus, un tel texte mais que celui-ci a été remanié mais point en ce qui concerne ce passage, ce qui expliquerait la conformité de la vignette avec celles des Pronostications pour 1557 et 1558 et probablement de 1559, dont on ne connait que la traduction anglaise, sans vignette. Ce passage ne nous fait pas problème : un autre chercheur - nous ne sommes pas si seul que cela - le bordelais Gérard Morisse, a montré que Nostradamus publia bel et bien des Prophéties de son vivant, comme cela apparaît dans des registres de libraires. Pourquoi les dites Prophéties n’auraient-elles pas été distribuées en Centuries, ce qui aurait précisément donné l’idée par la suite de publier sous ce même titre et sous cette même disposition, des quatrains ? Mais que sait-on du contenu de cette “seconde centurie” ? Il nous semble qu’elle comportait une date, une année, en clair, ce qui n’est pas le cas des Centuries telles que nous les connaissons : le texte nous parle d’un aspect entre deux planètes - pas une conjonction comme dans certains quatrains mais un “trine” ou trigone (120°). Les Prophéties telles qu’en parle en 1558 Nostradamus s’articulent sur un calendrier pluriannuel, ce qui permet à celui-ci d’articuler ses publications annuelles ou ponctuelles sur un ensemble couvrant un bien plus grand nombre d’années, comme le sont les ouvrages d’un Leovitius (Eclipsium, De magnis conjonctionibus). D’ailleurs, l’Epître centurique à Henri II - dont Lemesurier rappelle qu’elle est aussi embrouillée que le sont les Significations - datée de la même année 1558 comporte aussi des références à telle ou telle année et l’on peut se demander si les faussaires n’ont pas récupéré une pronostication existante. Le parallèle existe bel et bien entre deux textes datés l’un du 27 juin 1558 et l’autre du 14 août de la même année : dans les Significations, on rapproche 1605 et l’année qui vient tandis que dans l’Epître, il apparaît que les positions planétaires signalées, en détail3, sont celles de 1606, outre le fait que cette année est mentionnée texto (“mesmes de l’année 1585 & de l’année 1606”) mais il va de soi que l’on ne se contente pas de traiter d’une échéance aussi lointaine, à près d’un demi-siècle de distance, mais qu’on la situe, cycliquement, par rapport à un processus en cours, au moment de la publication de l’épître. Mais reconnaissons qu’il y a de quoi se perdre, pour des novices, dans un tel jeu de miroirs, dans une galerie des glaces, si dramatiquement filmé par Orson Welles dans The Lady from Shanghaï (1948).

   Voilà donc, en tout cas, un passage des Significations - sur la seconde Centurie - qui nous présente les Centuries et les Prophéties sous un jour qui ne correspond guère à celui des Centuries telles que nous les connaissons. Pourquoi, sérieusement, voudrions-nous contester l’authenticité de ce passage ? Bien au contraire ! Comme dans le cas de Couillard, nous avons là affaire à des textes qui ont pu servir à des contrefaçons mais qui n’en sont pas pour autant. Quant à l’authenticité par ailleurs des Significations, cela n’a guère d’incidence sur les hypothèses que nous aurions concernant la date des Centuries. Il nous importe peu qu’il s’agisse ou non d’une contrefaçon maladroite et c’est bien là tout le problème - ce contre quoi Van Berkel quand il prit connaissance de l’article de Peter Lemesurier mettait en garde ce dernier (sur le forum Nostradamus RG) - à savoir que le nostradamologue anglais n’a pas pris la peine ni le temps de prendre véritablement connaissance de l’organisation de nos travaux et qu’il s’y prend de façon brouillonne.

   La question des faux devrai, en tout cas, intéresser tous les chercheurs du domaine sans arrière-pensée, à savoir la nécessité d’établir une méthodologie pour trier le vrai et le faux sans se dire que si l’on admet que telle pièce est un faux, alors on donne des points à l’adversaire. Il y a ceux qui ne veulent rien “lâcher” parce qu’après on ne saura plus où s’arrêter. Et une telle attitude est stérile : on le voit bien au niveau de la qualité des travaux des uns et des autres. Peter Lemesurier a trouvé un exutoire : il se passionne pour les sources événementielles - et non textuelles - des quatrains des Centuries et il ne touche pas à la question des éditions, ce qui est peut-être préférable d’ailleurs.

   Autant dire que Lemesurier a frappé à côté de la plaque, ignorant totalement tout notre récent travail sur le plan iconographique, le fait notamment que les vignettes des éditions 1555 et 1557 des Prophéties et celles des Pronostications 1557-1558 ne sont pas les mêmes. Est-ce que c’est un détail mineur que la vignette censée représenter Nostradamus diffère chez Antoine du Rosne et chez Jacques Kerver ? Est-ce un détail si le “faussaire” Crespin ne mentionne aucun quatrain de certaines des Centuries supposées parues en 1557 alors qu’il en signale plusieurs dizaines en tout ou en partie ? Lemesurier prend-il la peine de comparer ces deux éditions avec les éditions parues entre 1588 et 1590 et d’en tirer les conclusions qui s’imposent à commencer par l’agencement numérique des centuries incomplètes ? Pourquoi ou en 1588, une Centurie VI à 71 quatrains ou à Anvers en 1590, une Centurie VII avec seulement 35 quatrains ? Lemesurier ne nous parle pas de ces textes parce que tout simplement il ne les a pas - pourtant on les trouve, à Londres, respectivement à la British Library et à la University Library (Collection Harry Price) et s’il ne les a pas, il fait comme si l’on pouvait parfaitement s’en passer. C’est l’occasion de souligner le décalage existant entre la maigre documentation dont dispose un Lemesurier et celle dont nous disposons et dont disposent d’autres chercheurs en France et ce n’est pas le fameux projet britannique d’une Bibliothèque Nostradamus qui nous démontrera le contraire puisque, précisément, il témoigne, pour l’heure, de ce manque. Autrement dit, Peter Lemesurier travaille avec les moyens du bord et se débrouille avec ce qu’il a, faute de mieux, adoptant des habitudes, que nous qualifierons de provinciales - si l’on considère un axe Toulouse-Bordeaux-Lyon-Paris-Utrecht comme celui des recherches de pointe dans le domaine - qui, heureusement, ne sont plus guère de mise sur le continent. Force est de reconnaître le gap technologique entre les deux rives du Channel !

   Peter Lemesurier a beau jeu d’ironiser sur le fait que l’on ne prenne pour argent comptant l’existence des Centuries. Révolution copernicienne qui ne considère plus les Centuries comme le centre du monde nostradamique, comme LA référence qui donne sens au reste. Comment, s’esclaffe Peter Lemesurier peut-on disqualifier un texte qui parle nommément de “Centuries” sous le prétexte que cette expression n’était pas en usage à l’époque puisque... nous disposons de nombre d’éditions de la même époque comportant le mot “Centurie” ? Le problème, c’est que les Significations sont le seul et unique texte à employer le mot “centurie” - et qui plus est en donnant des détails conformes au canon centurique - à propos de Nostradamus dans les années 1550 ! Alors qu’on ne vienne pas essayer de valider ce texte en... se servant d’éditions que précisément il s’agit de dater ! A propos des Significations, Lemesurier écrit avec sa candeur - ou son aplomb - habituels : “The publication in fact says nothing whatever either about the death of Henri II or about the fate of the Valois”. Ce “nothing whatever” - c’est dire “strictement rien” - est assez remarquable. Car de deux choses l’une, ou bien c’est par pur hasard que l’on nous parle d’Antarès, étoile qui menace les yeux ou bien c’est pour montrer que Nostradamus avait prévu la mort du roi. En fait, Lemesurier préfère que Nostradamus, en 1558 n’ait pas le moins du monde annoncé la mort d’Henri II, l’année suivante, et tout cela pour ne pas reconnaître que l’on ait fabriqué un faux en l’honneur des capacités prophétiques du dit Nostradamus. En tout état de cause, affirmer qu’un texte prophétique ne dit “strictement rien” sur un certain sujet nous semble fort imprudent, comme si le discours prophétique était toujours d’une transparence totale. Lemesurier exclue donc toute allusion whatsoever dans les Significations à une quelconque blessure d’Henri II aux yeux. Le problème, c’est que si Peter Lemesurier ne voit que ce qu’il veut voir et quand il veut le voir, cela enlève quelque peu de son crédit à ce qu’il prétend voir ou ne pas voir, même dans un cas aussi flagrant que celui des Significations. Alors, quand le cas est un petit peu moins évident, vous imaginez. Comme dans le lien entre IV 46 et son “Garde toi Tours de ta proche ruine” qui n’a bien évidemment aucun rapport avec le fait que le gouvernement d’Henri de Navarre soit à Tours et que les éditions parisiennes des Prophéties aient éliminé les Centuries VIII-X annonçant la victoire des Bourbons sur les Guises.

   A lire Lemesurier, il semblerait que si jamais l’on allait accepter la moindre de nos analyses, l’on ne pourrait que favoriser nos “hypothèses”, ce qui n’est pas loin de basculer dans la paranoïa. Malheureusement, une telle attitude est tout à fait stérilisante au niveau de l’histoire des textes qui est une discipline qui ne se satisfait pas de vagues rapprochements, d’à peu près. Les conclusions peuvent être hypothétiques mais les observations doivent être rigoureuses, c’est à dire fondées sur des similitudes très fortes, excluant les coïncidences.

   On ne peut pas en effet se contenter de dire que tel quatrain renvoie à tel événement du passé, il faut impérativement nous dire quel texte en prose a été ainsi versifié, à l’instar du cas d’Orus Apollo, qui nous semble déterminant. En cela l’Histoire des textes n’a pas la même épistémologie que celle des Idées ou des événements, qui semble mieux correspondre à la formation de Peter Lemesurier. Elle ne se contente pas de parler de telle bataille qui a pu inspirer tel texte mais il faut que l’on nous dise quel est le récit qui a été ainsi utilisé et dont certains mots ont été repris littéralement.

   Il est un fait que nombre de chercheurs dans notre domaine sont décontenancés. Quand Lemesurier nous déclare que Couillard témoigne de l’existence de l’épître à César de trois ou quatre cents “carmes” et de quatre parties, il nous explique par là même pourquoi et comment l’édition Macé Bonhomme 1555 a été fabriquée en suivant un tel plan. Qu’il se mette un instant à la place d’un imitateur, ne va-t-il pas chercher à se conformer, autant que faire se peut, à son modèle ? L’argument “Couillard” est certes intéressant mais il ne suffit aucunement dès lors que par ailleurs des doutes sérieux sont exprimés quand à l’authenticité des éditions datées des années 1550 et 1560, laquelle authenticité ne saurait être avérée du fait de la similitude qui est chose facile à obtenir mais bien à l’absence d’interférences, au caractère immaculé du document en question, ce qui est beaucoup plus difficile à réaliser car errare humanum est : le travail des faussaires n’a pas vocation au départ à tenir des siècles durant - il est inévitablement entaché de bien des maladresses - mais dans le court terme et seule la rare impéritie des nostradamologues, leur incurie phénoménale, des générations durant, auront rendu possibles une si longue impunité, une si persistante imposture. Quand je parle anglais, je peux dire quelques phrases correctement mais tôt ou tard, je dirai quelque chose qui me trahira, me démasquera, qui montrera que je ne suis pas vraiment Anglais. D’ailleurs, Lemesurier est le premier à reconnaître qu’il peut y avoir des emprunts, des recyclages mais, curieusement, il ne l’accepte que si c’est Nostradamus qui s’autoplagie : “The fact that the Letter to King Henri II at the head of the second fascicle of the original 1568 Benoist Rigaud edition duplicates much of that prefaced to the Présages Merveilleux of 1557 (show that) Nostradamus never hesitated to “borrow” material from his almanachs for his Prophecies or vice versa.” On aimerait savoir plus précisément à quels exemples songe Lemesurier. Comme nous l’avons montré ailleurs en ce qui concerne les deux épîtres de Nostradamus à Charles IX, la moindre des choses, c’est de se référer à la précédente épître dans la seconde et certainement pas, en tout cas, d’y parler d’un événement comme s’il n’avait pas déjà été évoqué précédemment, dès lors que les épîtres sont supposées séparées de près de 18 mois. Pourquoi n’a-t-on pas gardé le 13 janvier 1556 et a-t-on adopté la date du 27 juin 1558 pour la nouvelle mouture de l’épître à Henri II ? Mais de quand date le contenu de l’épître centurique de 1558 au Roi ? Il semble que les faussaires aient fusionné deux épitres à Henri II en une seule en optant par mégarde pour la seconde date.

   Tant de chercheurs, actuellement, ne savent plus par quel bout aborder les problèmes et finalement s’en tiennent à un statu quo frileux qui les empêche de mener la moindre recherche même ponctuelle de peur de voir leurs travaux récupérés par la partie adverse. Or, si l’on fait le bilan - depuis huit ans, c’est à dire depuis le Colloque de 1997 (cf. infra) - de la recherche nostradamique, quels ont été les apports nouveaux faisant sens au niveau de l’histoire du texte nostradamique ?

   Qui a montré :

      - que le faux almanach pour 1563 avait été traduit en anglais mais avec une vignette non attestée avant 1589, chez Pierre Ménier, tout comme d’ailleurs la vignette 1555-1557 se retrouvait dans l’édition 1588, chez la Veuve Nicolas Roffet
      - que l’on ne connaissait la première épître de Nostradamus à Charles IX par une traduction italienne
      - que l’usage de mots rendus intégralement en majuscules ou de mots dont on ne donne que la lettre initiale était un trait propre à la littérature nostradamique de la fin du XVIe siècle, notamment dans le Janus Gallicus et les Pléiades de Chavigny.4 Or ce trait se retrouve dans les Centuries Macé Bonhomme 1555, Antoine Du Rosne 1557-Utrecht, dans les Significations de l’Eclipse 1559 mais pas dans les éditions des années 1588-1590 (Paris, Anvers).
      - que l’Epître centurique à Henri II avait emprunté à Plutarque et que Besson en avait publié une version plus complète sur ce point que les autres moutures connues
      - que l’Epître centurique à Henri II se référait à Gog et Magog apparaissant sous des anagrammes et qu’une telle référence correspondait mieux à une sensibilité réformée, que le terme “Eglise chrestienne” liée à l’année 1792 visait la fin de la persécution des Protestants, dès lors que le règne de Satan, c’est-à-dire la Papauté, serait accompli
      - que le manuscrit Rigaux des Praedictions de l’almanach de l’an 1562, 1563 et 1564 avait été en partie traduit et imprimé en italien
      - que dans la Correspondance de Nostradamus avec ses libraires, la pronostication dédiée à Joseph des Panisses ne correspondait pas à la date de parution de la Pronostication pour 1555
      - que le libraire lyonnais Benoist Rigaud a largement contribué à la diffusion des oeuvres des disciples et imitateurs de Nostradamus et que durant une certaine période - fin des années 1560- début des années 1580 - Nostradamus ne fut plus en vogue, éclipsé par une nouvelle génération se référant à lui. Et ce jusqu’à ce que l’on décide de replacer tout un ensemble de textes néonostradamiques sous son nom, que l’on exhume les quatrains de ses almanachs, et c’est le Janus Gallicus qui met en place un tel creuset
      - que le titre “Prophéties” pour désigner les Centuries est tardif et qu’il a été choisi pour créer la confusion avec des textes de Nostradamus parus sous ce nom. Aussi bien les éditions de Rouen que d’Anvers, dans les années 1588-1590, portent un autre titre : Les Grandes et merveilleuses prédictions de M. Michel Nostradamus
      - que la vignette d’un disciple de Nostradamus, telle qu’on la trouve dans les années 1560, figure sur certaines éditions troyennes des Centuries au XVIIe siècle, ce qui pourrait laisser entendre que les Centuries ne seraient pas parues initialement sous le nom de Michel de Nostredame mais sous celui de l’un de ses (prétendus) disciples
      - que le second volet des Centuries n’est jamais de la même typographie que le premier, pour les éditions datées ou datant du XVIe siècle et qu’il n’est jamais daté à la différence du premier volet
      - qui a signalé que la première mention d’un quatrain avec ses coordonnées se trouvait dans une épître de Jean de Chevigny en tête de l’Androgyn de Dorat et que la date de parution (1570) était fausse
      - que certaines pièces du Janus Gallicus avaient pu être traduites du latin vers le français et non l’inverse
      - que les premières éditions supposées des Centuries ne comportent aucun mode d’emploi dans l’approche des quatrains ni aucun commentaire indiquant les quatrains ayant été validé comme ce sera le cas au XVIIe siècle
      - que les premières éditions supposées des Centuries ne comportent aucun mode d’emploi dans l’approche des quatrains ni aucun commentaire indiquant les quatrains ayant été validé comme ce sera le cas au XVIIe siècle
      - que le Recueil des Présages Prosaïques reprenait de longs passages des almanachs et des pronostications et n’était pas un ensemble de sentences isolées les unes des autres comme le croyait Pierre Brind’amour influencé par l’existence d’une numérotation
      - que les “Vaticinations Perpétuelles”, dont il est question dans la Préface centurique à César, pouvaient être des Prophéties Perpétuelles comme celles de Moult (1740) lesquelles figureront en 1866 dans un ensemble comportant les Centuries et le Recueil des Prophéties Anciennes et Modernes, issues du Mirabilis Liber
      - que la vignette de la Pronostication pour 1562 différait de celle de la Pronostication pour 1557 ou 1558 et était identique à celle de l’almanach Barbe Regnault pour 1563 ainsi qu’à celle des éditions 1555 et 1557 des Prophéties
      - quel était le lien entre les vignettes Nostradamus et le Kalendrier des Bergers, notamment dans la représentation des luminaires avec la Lune pourvue d’un visage5 comme dans la vignette des pronostications pour 1557-1558, alors que dans les vignettes des éditions 1555 et 1557, la Lune n’a pas de visage
      - que la Préface à César telle qu’elle figurait en anglais chez Théophile de Garencières en 1672 n’était attestée en français qu’à la fin du XVIIe siècle, chez Antoine Besson, et correspondait à un état plus satisfaisant que les moutures canoniques
      - que l’édition 1568 des Centuries ne comportait aucune référence au récent décès de Nostradamus (1566) à la différence d’autres publications nostradamiques de l’époque et pas davantage de notice biographique (Vie de Nostradamus) comme ce sera le cas par la suite
      - que la vignette Nostradamus des éditions 1557 pouvait être une vignette Galien, vu que Nostradamus n’était que le traducteur de la Paraphrase, vignette ne comportant pas le nom de Nostradamus à la différence de la vignette des Pronostications pour 1557 et 1558
      - qu’une des vignettes les plus populaires utilisées pour les Centuries au XVIIe siècle est reprise du portrait d’un poéte du siècle précédent Auger Gaillard
      - Que le Petit Discours ou Commentaire sur les Centuries de 1620 ne comporte pas de référence aux Centuries VIII-X, ce qui laisse entendre que le second volet n’avait pas encore réintégré le corpus centurique
      - que la (fausse) édition de 1555 à laquelle il est référé dans l’édition de 1590 devait comporter sept centuries et non point quatre et que les éditions de 1557 n’étaient que des rééditions à l’identique de celle de 1555, lesquelles éditions de 1557 ne sont signalées nulle part dans les éditions de la fin du XVIe et du XVIIe siècle, à la différence de l’édition de 1555, qui ne correspond pas à celles qui ont été retrouvées par R. Benazra
      - que la première mention d’une Epître datant de 27 juin 1558 à Henri II est à trouver chez Crespin sans que l’on n’en connaisse en quoi que ce soit le contenu
      - que l’Epître à Henri IV, en date de 1605, introduisant les sixains, est une contrefaçon d’un texte paru en 1606 sous le titre Signes Merveilleux apparus au ciel etc
      -que la vignette des éditions 1555-1557 pouvait avoir été empruntée à l’édition Antoine du Rosne de la Pararaphrase de Galien, ce que vient confirmer le fait que les éditions 1557 se présentent comme parues chez le dit Antoine du Rosne
      - que le plan de la Pronostication pour 1555 correspondait plus à l’almanach pour 1565 qu’aux Pronostications pour 1557-1558, que les quatrains ne s’y trouvaient pas au sein du calendrier comme c’est précisément le cas dans les almanachs pour 1557, 1562, 1563 et dans le Kalendrier des Bergers
      - que la forme “M. Michel Nostradamus” n’est pas attestée dans les almanachs et pronostications de Nostradamus des années 1550, alors qu’elle est de mise dans les éditions (anti) datées pour cette période. Ainsi, dans la Paraphrase de Galien, désigne-t-on Nostradamus comme “Michel Nostradamus” alors que dans les éditions des Prophéties prétendument parues chez le même libraire, Antoine du Rosne, on a “M. Michel Nostradamus”
      - que les Significations de l’Eclipse pour 1559 mentionnaient une “seconde Centurie”
      - que Crespin avait rassemblé la matière de dizaines de quatrains centuriques dans les adresses de ses Prophéties dédiées à la puissance divine et à la nation française et que certaines centuries en étaient absentes ?

   Qui a découvert :

      - le manuscrit de l’Eclaircissement des véritables quatrains de 1656, fixant ainsi le nom de son auteur véritable, le dominicain Giffré de Rechac
      - le premier quatrain en anglais dans le Monarchy or no Monarchy (1651) de William Lilly
      - une édition imprimée des sixains - au nom de Morgard - comportant une clef ne figurant pas dans les éditions des Centuries
      - un texte réformé hostile à Nostradamus, daté de 1561, la Déclination des papes Contrepronostication à celle de Nostradamus ?

   Et est-ce que tout cela - et bien d’autres points - a à voir avec on ne sait quelle “hypothèse Halbronn” ? Au vrai, nous avons souvent fourni des armes à nos adversaires, à l’époque où l’on ne se souciait guère de faire des recoupements entre ce qui était centurique et ce qui ne l’était pas.

   Peter Lemesurier se plaint que nous n’ayons pas résumé nos positions. Mais nos conclusions sont provisoires et nos “hypothèses” ne sauraient être l’arbre cachant la forêt de nos travaux. Dans quelle direction allons-nous, cependant ? Vers une parution des Centuries à la fin des années 1570. Comment se fait-il que parmi tous les imitateurs de Nostradamus aucun ne revendique le mot Centurie avant les années 1580, bien plus que, sur un plan sémantique, le mot Centurie ne soit jamais employé dans un sens prophétique alors que par la suite, le terme sera synonyme de... quatrain prophétique ? On notera d’ailleurs que les éditions 1555-1557 ne s’aventurent pas à adopter ce mot de Centuries en leur titre et en restent sagement à Prophéties, terme qui, assurément, désignait un certain type de production de Nostradamus - comme l’a montré Gérard Morisse - mais sans rapport avec ce que l’on a mis par la suite sous ce titre.

   Le cas du second volet est actuellement au coeur de la recherche nostradamologique et la question est bien de déterminer de quand il date, tant son sort semble distinct de celui du premier volet. On sait que dans les années 1588-1589, on n’a aucune trace du second volet, Epître à Henri II comprise. L’édition d’Anvers ignore ces 300 centuries encore en 1590. On fera remarquer que si le premier volet ignore le mot “Centuries” en tout son titre, il n’en est pas de même du second volet - édition 1568 comprise - lequel porte en sous titre ”Centuries VIII. IX. X etc”. Voilà qui nous sommes assez incongru ! La première attestation en rapport direct avec les quatrains attribués à Nostradamus nous semble dater du Janus Gallicus, en 1594 : la Première Face du Janus François (...) extraite et colligée des Centuries et autres commentaires de M. Michel Nostradamus, alors que dans la version latine, le terme ne figure pas au titre ou l’on préfère encore tetrastichis, les quatrains. On retrouve le terme, toujours chez Chavigny, en 1595 dans sa Prognostication de l’advenement à la Couronne de France (...) le tout tiré des Centuries etc.6 Tout se passe comme si la reconstitution d’un ensemble à dix centuries n’avait pu se faire avant le couronnement d’Henri IV et son entrée dans Paris, en 1589, après avoir abjuré sa foi réformée, comme d’ailleurs le note la Prognostication de 1595. C’est dire ce qu’il y a d’illusoire à voir les Centuries comme étant l’oeuvre d’un seul auteur, d’une seule époque et d’un seul parti. Il aura donc fallu la victoire des Bourbons pour que les Centuries VIII-X qui l’annonçaient puissent être en quelque sorte réhabilitées. On voit donc tout ce que doivent les éditions des années 1550-1560 des Prophéties aux années 1580-1590. Certains ont évidemment prétendu que c’était l’inverse qui était vrai.

   Reconnaissons, en tout cas, à Peter Lemesurier, le courage de défendre l’existence, à vrai dire extrêmement improbable, d’une édition des Prophéties de 1558 à dix centuries. Sur le continent, on est souvent un peu trop sage, ce qui aboutit à une stratégie malthusienne, positiviste, consistant à s’en tenir aux seuls exemplaires retrouvés, sans chercher à reconnaître l’existence de chaînons manquants, comme si l’on n’arrivait plus à développer le moindre raisonnement un tant soit peu spéculatif. Car il s’agit bien non pas d’arguments mais d’argumentation. En tout état de cause, ceux qui considèrent que les éditions 1555, 1557 et 1568 sont bien parues à la date indiquée, font là une hypothèse qui doit être étayée et qui doit notamment répliquer à certaines objections. Car notre principale hypothèse est bien celle-ci : affirmer que toute édition nostradamique - Prophéties, almanach, pronostication etc - soit à dater de l’année complaisamment fournie, n’est qu’une hypothèse, c’est cela l’hypothèse Halbronn. Peut-on pour autant soutenir la thèse inverse ? Probablement pas ou plus personne ne conteste, depuis l’affaire des éditions 1566, qu’il ne faille se méfier.

   Il faut revenir sur l’affrontement entre nostradamologues de l’Eté 2004, orchestré par Patrice Guinard et Robert Benazra. A cette date, on croyait encore que si les éditions des Centuries pouvaient avoir été contrefaites, cela ne pouvait raisonnablement pas être le cas des publications annuelles. Par conséquent, il suffisait de s’appuyer sur tel almanach (pour 1563), telle pronostication (pour 1562), telles Significations d’éclipse (pour 1559) faisant référence aux épîtres, aux quatrains pour “prouver” que les Centuries avaient bien existé à la date figurant sur les pages de titre. L’autre illusion qui fut ébranlée était de croire alors que puisque l’on mentionnait tel ouvrage (dans Du Verdier) voire que l’on citait tel passage (dans Couillard, dans Videl), cela signifiait automatiquement que le document auquel il était ainsi référé correspondait nécessairement à celui que l’on connaissait sous ce nom. L’on découvrait alors l’ampleur du travail des faussaires, l’abondance de la documentation dont ils disposaient. Il ne restait plus alors qu’une seule chose à faire : repérer toutes les maladresses que ceux-ci pouvaient avoir commises et ne plus accepter et encore sous réserve de recherches plus abouties, que les éditions irréprochables : l’âge de la critique nostradamique avait vraiment commencé.

   Quels sont, pour l’heure les textes fiables dans le corpus nostradamique ? Il faut distinguer immédiatement textes et éditions. Une édition peut être antidatée et comporter néanmoins un certain degré d’authenticité, une fois qu’elle a été dûment redatée et identifiée comme telle. Autrement dit, toute édition qui a été replacée dans son contexte véritable est fiable et en ce sens, la plupart des pièces du corpus nostradamique ont été fiabilisées, à notre avis. Le principal travail serait donc d’établir une nouvelle bibliographie nostradamique comportant un autre éclairage que celles qui sont parues à la fin des années 1990, avec pour chaque ouvrage un dossier critique. On voit que le débat que cherche à déclencher Peter Lemesurier est déjà dépassé. Toute la communauté nostradamologique doit s’atteler à la redatation de tous les documents parus aux XVIe-XVIIIe siècles, cette fourchette correspondant grosso modo à la marge d’appréciation que l’on peut avoir concernant un document. C’est dire que tout projet consistant à limiter un corpus à 1600, comme celui défendu par Mario Gregorio, avec la Bibliothèque Nostradamus, est à dénoncer d’un point de vue scientifique, et ce d’autant qu’il inclut une proportion importante de faux qui ne sont repérables qu’en prenant en compte des éditions après 1600.

   La méthode comparative s’impose ici, à savoir le classment des documents sans tenir compte des dates indiquées mais uniquement de par leur contenu, leur présentation. On s’apercevrait alors de multiples similitudes entre des éditions pourtant fort diversement datées et qu’il faudrait situer à la même époque quant à leur origine. On sait ainsi que les deux éditions 1557 s’inscrivent dans une séquence incluant des éditions de la fin du XVIe siècle et qu’elles correspondent à des éditions manquantes, précisément parce qu’elles sont... ces éditions manquantes. Ce n’est qu’ainsi que l’on comprend ce qui distingue ces deux éditions. Autrement dit, la séquence 1588-1590 est autrement plus concluante que la séquence Budapest- Utrecht 1557 et l’édition à 40 quatrains à la VIIe centurie et sans avertissement latin, mérite un autre traitement que celui que propose un Lemesurier. Il semble bien peu probable que l’on ait deux séries ABC. Expliquons -nous : quand nous sommes en présence d’un corpus qui se met en place progressivement, nous disposons de plusieurs états successifs. Mais par la suite, cela ne fait pas sens de reprendre la même série, en toutes ses étapes : si l’on a fait A puis B puis C, on ne refait pas ABC, on part de C et on continue. Ce qui est possible dans divers domaines ne l’est pas dans l’Histoire des textes : un texte ne peut pas vivre deux fois le même cycle de A à Z. Que dire au demeurant de deux séries supposées correspondre à des époques distinctes et pourtant si peu changées entre la première et la quinzième édition, étalées sur près d’un siècle. Ce qui frappe, en effet, c’est l’extraordinaire similitude textuelle entre les éditions datées de 1555-1557 et les éditions qui paraîtront 30 ans plus tard alors que lorsque l’on étudie Crespin, dans les années 1570 - et pas seulement dans ses Prophéties dédiées à la Puissance Divine - l’on voit apparaître des différences autrement plus marquantes.

   Que penser enfin des travaux de Lemesurier au niveau de la recherche des sources d’un certain nombre de quatrains ? L’exemple Orus Apollo - auquel nous a récemment sensibilisé Patrice Guinard sans en tirer, il est vrai, toutes les implications - est un encouragement à découvrir une source unique pour un ensemble de quatrains. Imaginons que l’on ait découvert le manuscrit versifié des Hieroglyphica d’Orus Apollo sans aucune mention des sources et sans titre spécifique, d’aucuns auraient pu rechercher les dites sources dans dix directions différentes jusqu’à ce qu’un beau jour on s’aperçoive que la source utilisée était unique. Alors, on n’aurait plus eu à imaginer un Nostradamus faisant diverses lectures pour constituer son ouvrage alors qu’il se serait contenter de versifier un ensemble déjà constitué par d’autres, voire reprendre des éléments d’un texte déjà versifié comme telle Epître des Champs Elysées de Jean Bouchet. De la même façon, il y a une différence entre constater que certains quatrains comportent une série de noms de lieux appartenant à une même région et localiser exactement le texte qui a servi pour la “mise en rimes”. Nous avons la faiblesse de croire que les quatrains de certaines Centuries, également, du fait même d’une tonalité événementielle récurrente, relèvent d’un certain document que l’on se sera contenté de mettre en vers. L’identification de la source en question permettrait notamment de déterminer l’identité des faussaires au cas où les documents ainsi identifiés - et dont les quatrains pourraient n’avoir repris qu’une partie de l’ensemble - appartiendraient à tel courant politique ou religieux, comme nous l’avons fait pour les prophéties de saint Malachie recensant les papes depuis qu’ils sont élus en conclave au XIIe siècle.7 Cela permettrait également de dater, de fixer en tout cas un terminus pour le travail de composition des quatrains dès lors que l’on saurait quand est parue la source, sachant parfois que certaines variantes sont déterminantes pour ce faire. Mais lui renvoyant sa charmante formule - sans trop savoir d’ailleurs si cela est approprié car il nous apparaît plutôt comme un historien qui est tout aussi friand de relier des quatrains à des événements contemporains qu’à en trouver pour des événements des siècles passés - l’on ne peut qu’encourager Peter Lemesurier à repérer la dite source textuelle, celle à laquelle aurait puisé Crespin - ce qui serait la meilleure façon de saisir ce qui lui sera par la suite ajouté - au lieu de supposer un Nostradamus passant des années à rédiger ses fameux quatrains en compulsant des dizaines d’ouvrages de diverses époques : “On the evidence of his writing, he is more than able of doing so”. Cette source - probablement pas issue du corpus prophétique - devra se caractériser, disons-le, dès à présent, par une proportion significative de mots communs ou de même racine - que ce soit en français ou en latin - avec les quatrains centuriques car en histoire des textes on travaille davantage sur les signifiants que sur les signifiés. Si Froissart a vraiment servi non pour la rédaction de nombre de quatrains - et il est en effet aimablement signalé Significations de lEclipse de 1559 - “pour user des mots de Froissard (sic) dans ses croniques (sic)” (fol B III verso) - il devrait donc être possible de le démontrer comme l’a fait, en 1986, Chantal Liaroutzos avec la Guide des Chemins de France de Charles Estienne. Mais non pas en supposant un corpus éclaté comme le fait Lemesurier mais bien en prenant les éditions des Chroniques imprimées, disons avant les années 1580. Il suffirait alors de montrer que tel ou tel quatrain a repris la plupart des mots clef de tel paragraphe, dans un but de versification, et l’affaire serait entendue. Certes Froissart a pu être versifié pour fabriquer un certain nombre de quatrains mais cela reste à prouver par des rapprochements mot à mot et pas sur un seul cas, sur de nombreux quatrains car quel intérêt y aurait-il à ouvrir un ouvrage pour en tirer un ou deux quatrains, quelle dépense d’énergie inutile, sauf si l’auteur connaît un texte par coeur et fait jouer une réminiscence comme cela a pu être le cas pour telle formule de la traduction française des Emblemata d’Alciat, signalée par P. Guinard pour le troisième quatrain de la première centurie, les deux premiers quatrains de cette même première centurie étant repris littéralement de Crinitus plutôt que d’Agrippa.

   Une telle tâche menée à bien ne viendrait d’ailleurs à l’appui d’aucune hypothèse en particulier mais bel et bien d’une certaine méthode puisque pour Lemesurier le fait que Nostradamus ait puisé dans des Chroniques ne contribue aucunement à remettre en question son statut de prophète. Pourquoi Lemesurier refuserait-il de nous faire cette démonstration, sous le prétexte que Nostradamus a fait un travail original d’historien, compilant tout un ensemble de documents, de manuscrits - pas une besogne de seconde main (second hand) ! - alors précisément que cela n’a pas été le cas pour les quatrains géographiques, désormais bien repérés ?

   Et en attendant, il vaudrait peut-être mieux que l’on n’affirme pas trop vite “Nostradamus a dit ceci”, “Nostradamus a dit cela”, en recourant à une formule plus prudente : le ou les rédacteurs du ou des quatrains. Est-ce là trop demander ? Il n’est plus tolérable, en effet, dans l’état actuel des recherches que l’on affirme, au détour d’une phrase, comme si de rien n’était, qu’en 1555, par exemple, Nostradamus publia “ses” Centuries. Le consensus actuel veut que l’on soit désormais prudent, quelle que soit la position (provisoirement) adoptée. On aimerait, en tout cas, que certains chercheurs ne tentent pas de masquer leur incapacité à rapprocher entre elles les diverses pièces du corpus nostradamique ou à étendre celui-ci, en s’impliquant dans une polémique de fond sur le bien fondé de remettre en question la paternité de Nostradamus sur les Centuries. Force est de constater que les chercheurs les plus doués, ceux qui ont fait le plus leurs preuves pour enrichir la recherche nostradamologique sont aussi ceux qui se posent le plus de questions sur l’authenticité de certaines pièces du corpus : est-ce un hasard ?

   En conclusion, nous insisterons sur un point de méthodologie et non sur une quelconque “hypothèse” ; il convient de s’appuyer avant toute chose sur des mots, sur des formes et non sur des événements ou des thèmes. Oui ou non, utilise-t-on avant 1578 le mot “centurie” pour désigner une prophétie ? Oui ou non dispose-t-on de la source dont s’est servi tel rédacteur et dont celui-ci reprend un nombre significatif de termes, mot pour mot ? Mais aussi : oui ou non doit-on considérer que parce qu’un passage se retrouve dans tel document, cela signifie ipso facto qu’il s’agit du document dont le dit passage est extrait et non simplement de sa source ? C’est en procédant ainsi que l’on peut appréhender les changements apportés à un texte, d’une mouture à l’autre, à condition cependant d’avoir rangé l’ensemble des textes du corpus sur une longue durée, dans un ordre structurel logique. Il n’y a ainsi aucune raison pour qu’en 1588 on publie une édition indiquant une addition après le 53e quatrain de la IV et que l’on nous parle d’une édition datée de 1557 qui n’indique même pas une telle addition, ce qui signifie soit que l’édition de 1588 reprend une édition parue entre 1555 et 1557 - or curieusement elle se réfère, en son titre, à une édition des Centuries datée de 1561 soit que les éditions 1557 reprennent une édition parue après 1588, c’est-à-dire, en bon français, qu’elles sont antidatées. Ajoutons que l’édition de Rouen de 1589 comporte la même faute dans son intitulé que les éditions 1557 : “Dont il en y a” au lieu de “dont il y en a” : qui a emprunté à qui ?

   Il est possible que l’on nous reproche des méthodes assez compliquées et des implications destabilisantes mais que dire de ceux qui cherchent à brouiller les pistes, à saboter tous les repères, pour décourager toute recherche textologique sérieuse, voulant réduire la nostradamologie à un commentaire historique des quatrains tels que le canon nous les a légués ? Nous le disions, la recherche nostradamolgique est l’objet d’une rivalité entre historiens des événements et historiens des textes, encore qu’on ne connaisse les événements du passé que par les textes et que la datation soit une question incontournable. Le fait que la dite recherche nostradamologique soit chroniquement confrontée à des problèmes de contrefaçons exige, qui plus est, une certaine rigueur - l’histoire des textes n’est pas faite pour les enfants de choeur - faute de quoi l’on prendra des vessies pour des lanternes.

   La recherche nostradamologique a donc sensiblement évolué au cours des dix dernières années, Brind’amour appartenant encore à la précédente ère en tout cas dans son rapport encore bien peu critique par rapport à la chronologie des éditions des Centuries (1993-1996). Il faut probablement situer au début de 1997, lors du Colloque de la Sorbonne, “Prophètes et prophéties au XVIe siècle”8, où nous intervinmes aux côtés de Michel Chomarat, l’émergence de ce que l’on pourrait appeler une critique centurique, remettant en question non pas seulement la date de telle édition mais la date de rédaction de tel quatrain avec notre exposé intitulé “Les prophéties et la Ligue” qui fit scandale dans le milieu nostradamique. Jusque là on n’avait admis que le cas du quatrain comportant l’anagramme de Mazarin, sous la Fronde. Non pas que nos conclusions sur IV, 46 aient été inattaquables mais c’est la méthode et la problématique qui importaient et qui changeaient tout : pouvait-on ou non envisager de dater un quatrain, dater une édition selon des critères qui ne relevaient pas seulement des indications fournies sur la page de titre ? Etonnamment, l’effet de notre démarche aura été parfois négatif, bien en retrait sur les ouvertures bibliographiques du RCN, certains chercheurs aujourd’hui, comme Patrice Guinard; refusant de prendre en compte la moindre édition non conservée - ou inversement d’évacuer la moindre édition des Centuries - et d’établir une chronologie sur la base des seules éditions conservées et sur la base des dates qui y figurent. Avons-nous les outils pour inventorier de façon critique chaque pièce du corpus nostradamique ou non ? Si, oui, la recherche en amont fait sens, si non, seul le champ de l’interprétation en aval, reste ouvert. Quant à ceux comme Roger Prevost9 ou Peter Lemesurier qui s’efforcent de montrer que certains quatrains relatent des événements déjà révolus du temps de Nostradamus, ils se situent sur un autre plan que l’on pourrait qualifier de neutre : ils proposent des correspondances historiques plus ou moins pertinentes mais sans que cela soit supposé, pour autant, affecter, en quoi que ce soit, la chronologie du corpus nostradamique et sans se demander, à propos des Centuries, si Nostradamus pourrait n’en être que - comme pour Des notes hiéroglyphiques d’Orus Apollo voire pour la Paraphrase de Galien - le traducteur et/ou le versificateur.

   En effet, il nous semble en ce début de 2005, que la question pendante est la suivante et Peter Lemesurier et Gary Somai auront contribué en ce sens: non pas de savoir si Nostradamus a ou non composé une partie des quatrains figurant dans les Centuries mais bien à quelle date et avec quelle présentation, sous quel nom, fut imprimée la toute première édition de ces quatrains et plus précisément par quel processus des quatrains ne comportant, au départ, aucun caractère prophétique obvie commencèrent-ils à être considérés comme ayant une valeur prédictive ?

   Curieusement, en effet, les recherches de Peter Lemesurier et de Gary Somai nous ont convaincu du caractère tout à fait extra-prophétique de la très grande majorité des quatrains centuriques. Conscient du problème, Lemesurier a proposé une hypothèse astrohistorique - “l’hypothèse Lemesurier” - selon laquelle en désignant le passé, Nostradamus expliquait comment interpréter des configurations astronomiques à venir et correspondant aux mêmes quatrains. Avis aux amateurs !

   Lemesurier semble nous reprocher la façon dont nous distinguons entre les originaux et les imitations. C’est assez surprenant de la part de quelqu’un qui relie le quatrain IV, 46 à la bataille de Poitiers : “Research by members of the Nostradamus Research Group has demonstrated beyond all reasonable doubt that quatrain IV 46 is in fact based on events surrounding the Battle of Poitiers of 1356 as described by Froissart (I : 158-167) and other contemporary chroniclers even though it has not been possible to identify the precise edition (or more likely, manuscript copy) of Froissarty used by Nostradamus (...) Every facet of the verse has its antecedent in the ancient chronicles etc.” Est-ce qu’il viendrait à l’esprit de Lemesurier d’affirmer que le quatrain IV, 46 figure tel quel dans une édition perdue de quelque chronique de la Guerre de Cent Ans ? Pourquoi dans ce cas affirmer que l'Epître à César telle qu’elle figure dans les Centuries est identique à celle qu’a connue Couillard, vu que l’on ne dispose que de quelques bribes qui puissent faire l’objet d’un recoupement ? Il y a là une volonté de “forcer” les choses, comme d’affirmer que le siège manqué de Tours par le Prince Noir figure bien dans les Chroniques de Jean Froissart, ce qui justifierait le verset “Garde toi Tours de ta proche ruine”. D’ailleurs Peter Lemesurier ne dit pas cela explicitement si l’on examine ses formules : “Froissart and other chroniclers” : il faut comprendre, entre les lignes, que Froissart ne suffit pas à expliquer le quatrain et pourquoi nous parle-t-il d’une version “manuscrite” alors que de nombreuses éditions imprimées des dites Chroniques parurent au XVIe siècle ? Son “more likely” - c’est-à-dire plus (vrai)semblablement - est aussi typique que son “and” d’un certain embarras que l’on cherche à dissimuler comme on peut. Pour notre part, cela ne nous gène nullement que tel quatrain ait son origine quelque part car nous ne croyons guère à la création ex nihilo, dans le domaine littéraire mais justement identifier une source permet de savoir comment celle-ci a été retravaillé et aussi pourquoi elle l’a été, en l'occurrence, il va de soi que lorsque l’on veut relier un événement à un des quatrains des Centuries, on choisit un quatrain aussi proche que possible du dit événement et cela peut fort bien conduire à retoucher, si faire se peut, le dit quatrain. De nos jours, certes, cela ne se peut plus mais la question est de savoir jusqu’à quand a-t-on encore pu modifier un quatrain, ce qui pose le problème de la clôture du canon centurique qui, à notre avis, n’est pas intervenue avant les années 1630, en ce qui concerne le second volet, aucune édition que l’on connaisse du dit volet n’étant d’ailleurs datée avant la fin des années 1620. Lemesurier refuse qu’un quatrain ait pu être retouché tout en ne pouvant déterminer quelle pouvait être la forme d’origine du dit quatrain, vu qu’il n’en a pas identifié exactement la source et que cette source n’était probablement pas sous la forme d’un quatrain. On en arrive à une position assez absurde qui voudrait qu’il n’y ait pas de décalage entre la source inconnue, la première mouture tout aussi inconnue sous forme de quatrain et la mouture finale qui est la seule que l’on connaisse, vu que pour Lemesurier la mouture finale est nécessairement identique, selon son hypothèse, aux états antérieurs.

   Prenons le cas du Janus Gallicus ou de l’Eclaircissement des véritables quatrains, dont nous avons montré que l’on y trouvait pour certains quatrains des variantes ne correspondant à aucune édition connue des Centuries. Il est bien évident que les “éditeurs” - au sens anglais du terme - ont utilisé une certaine version des Centuries, soit une édition inconnue comportant déjà ces variantes, soit une édition dont ils pouvaient disposer de leur temps et qu’ils ont peu ou prou rewrité. L’historien des textes doit essayer de déterminer, dans le second cas de figure, le plus probable, quelle édition a servi de référence et a été ici et là retouchée. La recherche des sources devrait d’ailleurs faire apparaître des différences entre les Centuries, certaines étant plus marquées par telle source que par telle autre, ce qui se concevrait d’autant mieux que les dites Centuries n’appartiennent probablement ni à un même temps, ni à un même auteur.10 On aimerait donc savoir, par exemple, quelles centuries sont plus marquées par Froissart ou en tout cas par la Guerre de Cent Ans ou bien si cette influence est diffuse, donc plus diluée - et dès lors moins significative, moins déterminante statistiquement - dans l’ensemble des 10 Centuries. On devrait d’ailleurs se poser la même question à propos des emprunts à la >I>Guide des chemins de France.

   Pour mettre en évidence un tel lien entre la source et le texte nostradamique, on ne doit pas s’attendre, par conséquent, à ce que l’édition en question soit en tous points conforme au texte examiné mais il doit y trouver suffisamment de points communs pour considérer beyond reasonable doubt que c’est bien cette édition qui a servi. Dans le cas de l'Epître à César, l’on peut affirmer beyond reasonable doubt que Couillard a eu en mains le texte qui va servir par la suite à composer l’Epître à César telle qu’elle est attestée - selon nous, pour la première fois - en 1588 dans les éditions parisiennes. Mais tout cela ne signifie aucunement que le texte dont Couillard se fait l’écho est le même, en tout point, y compris en ce qui concerne ce qu’il introduit à sa suite, que celui que nous connaissons sous une forme intégrale. Idem en ce qui concerne le passage des Significations de l’Eclipse (cf. supra), qui n’est pas le texte source mais le prétexte-source, c’est-à-dire l’enveloppe qu’il faudra nourrir avec un contenu, le texte-source, d’où la notion d’“authentification by association”, c’est-à-dire plus familièrement un tour de passe-passe. Ce qui nous chagrine donc chez Peter Lemesurier, c’est qu’il y ait chez lui “deux poids, deux mesures” - l’étymologie de Lemesurier est précisément la mesure -dès lors qu’il se veut à la fois en mesure de retrouver la source de certains quatrains et qu’il sait pertinemment que les documents ainsi localisés ont été retravaillés ne serait-ce que pour les versifier et qu’à la fois, il conteste absolument, quand se pose la grave question de la datation des Centuries, le fait qu’une source puisse différer, en quoi que ce soit, de ce qui va en dériver. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Tout se passe comme si Lemesurier s’était rendu compte trop tard que toute recherche des sources des quatrains sur les siècles qui précédèrent les fameuses années 1550 ainsi, d’ailleurs, que toute interprétation des quatrains pour les cent années qui suivirent les dites années 1550 pouvaient, à terme, conduire à des interrogations concernant l’état des premières éditions des Centuries, à savoir ce qu’elles avaient changé par rapport à leurs sources et ce qui avait pu être ajouté par rapport à l’état initial des dites éditions, au point de se demander, en effet, si l’on dispose vraiment de celles-ci. C’est ce qu’on appelle jouer à l’apprenti sorcier ou ouvrir Pandora’s Box.

   Alors que la 150e étude vient d’être mise en ligne sur Espace Nostradamus, il convient de se rendre compte des véritables enjeux épistémologiques, et qui relévent de la psychanalyse, plus précisément d’un certain rejet du père, c’est-à-dire du futur toujours virtuel, chez ceux qui refusent ce qui n’est pas présent de façon urgente, ce sont ceux là qui sont les plus susceptibles d’être victimes de contrefaçons parce que lorsque l’on demande des preuves, on peut toujours en fabriquer chez ceux qui ne sont pas aptes à raisonner, que ce soit pour démasquer les faux ou pour restituer les chainons manquants.

   C’est ainsi que Lemesurier n’hésite pas - il ne manque pas d’air ! - à considérer que nous serions “better advised, in my view, to re-marshal (his arguments) in support of a more consensual view of the Propheties’origins and datings, rather than continuing with his current efforts (...) to stand logic and most other scholars’research on their heads.”

   Le “consensus”, il faudrait donc un peu mieux respecter le consensus des experts nostradamistes, c’est ce que nous enjoint de faire Peter Lemesurier, mettant en avant des impératifs d’ordre social : il ne faudrait pas cracher dans la soupe, quand même ! Nous lui répondrons que rien ne l’empêche d’exploiter nos travaux dans une autre direction, il lui suffirait, par exemple, de dire, avec R. Benazra, lorsque certaines similitudes sont incontestables, que ce sont les éditions plus tardives qui ont copié les plus anciennes et non qu’il s’agit d’éditions antidatées… On a vraiment l’impression que l’on joue ici au chat et à la souris et comme on sait “quand le chat n’est pas là les souris dansent”… La souris pense qu’elle est assez maligne pour échapper indéfiniment au chat, qu’elle trouvera toujours une issue, qu’elle saura se débrouiller quoi qu’il arrive. Malheureusement, que ce soit dans le champ nostradamique ou celui de l’astrologie, la vie des souris risque d’être de plus en plus compromise : la Cour des Miracles n’a plus beaucoup de beaux jours devant elle. En ce qui nous concerne, peu nous importent les supposés présupposés de tel ou tel chercheur, nous n’avons que faire des procès d’intention, ce qui compte c’est la valeur heuristique des grilles utilisées : on juge l’arbre à ses fruits.

   Nous avons, en tout cas, depuis notre thèse de 1999, à plusieurs reprises montré que nos représentations pouvaient évoluer du fait de nouvelles données ou par une nouvelle lecture de celles-ci, le problème de beaucoup de nostradamologues, aujourd’hui tient en fait essentiellement dans la gestion de données de plus en plus nombreuses et complexes qui ne sont plus maîtrisées que par un tout petit nombre de chercheurs et de scholars, en attendant de nouvelles vocations attirées précisément par une certaine dynamique et qui prendront le relais d’un establishment nostradamique sclérosé qui vit sur des acquis déjà anciens, datant de Buget et de Klinckowstroem ; la découverte de documents et la publication de bibliographies, depuis un quart de siècle, ont apporté un matériau brut qu’il faudrait encore savoir traiter et raffiner.

   On se demandera d’ailleurs si certaines pratiques ne sont pas contre-indiquées : on se demandera ainsi si les méthodes de travail de Peter Lemesurier quand il relie tel quatrain à tel événements consistent à partir du quatrain ou de l’événement. Nous avons, pour notre part, la faiblesse de croire qu’il part de l’événement pour ensuite chercher un quatrain qui ne “colle” pas trop mal avec le dit événement et cela vaut aussi bien pour un événement passé que présent. Est-ce que, par exemple, il est parti du quatrain IV, 46 pour aller vers la bataille de Poitiers ou bien est-ce l’opération inverse qui a été suivie ? Il suffit, en tout cas, pour trouver le “bon” quatrain qu’il comporte quelque chose qui permette d’établir un lien. Eh bien, pour ce qui est de “prouver” que telle édition a bien existé, il suffit à P. Lemesurier d’une vague allusion pour dire “c’est ok ! ” En astrologie, on a d’ailleurs, le même problème, il y a les astrologues de terrain qui doivent ajuster leur lecture du thème (un seul thème, quel qu’il soit, étant porteur, virtuellement de toutes les combinaisons humaines possibles) sur la situation de leur client, par exemple. Qu’ont-ils à faire, ces astrologues, d’une théorie astrologique cohérente, eux qui fonctionnent au coup par coup. Prenez n’importe quel événement, au hasard, et demandez à Peter Lemesurier de vous trouver un quatrain, parions qu’il y parviendra ! Il se trouve qu’en France, les nostradamologues les plus respectés ne sont pas des interprètes des quatrains; évitons le mélange des genres. Que Peter Lemesurier continue à rechercher des quatrains adéquats pour des événements avant, pendant et après le temps de Nostradamus - reconnaissons qu’il a une approche certainement plus vivante des quatrains que nous, d’autant qu’il fait l’effort de les traduire, ce qui n’est pas d’ailleurs sans présenter certains avantages Cf. les “traductions latines” des quatrains dans le Janus Gallicus - et qu’il laisse à d’autres le soin de travailler sur la genèse du corpus nostradamique et les poules seront bien gardées.

Jacques Halbronn
Paris, le 13 mars 2005

Notes

1 Cf. P. Lemesurier, “The Halbronn hypotheses”, forum Nostradamus RG. Retour

2 Cf. son forum Nostradamus RG. Retour

3 Cf. p. 17, reprint Chomarat 2000. Retour

4 Cf. le manuscrit de la Bibl. Méjanes, à Aix en Provence. Retour

5 Cf. également les représentations des Hiéroglyphes d’Orus Apollo, dans les éditions 1543 et 1553. Retour

6 Cf. RCN, p. 141. Retour

7 Cf. Papes & Prophéties. Décodages et influences, à paraître. Retour

8 Actes in Cahiers V - L. Saulnier, 15, Paris, 1998. Retour

9 Cf. Nostradamus, mythe ou réalités, Paris, Laffont, 1999. Retour

10 Cf. notre étude “Formation et fortune de la première édition à dix centuries”, sur Espace Nostradamus. Retour



 

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