ESPACE NOSTRADAMUS

Lune
Portrait de Nostradamus
Accueil
Biographie
Ascendance
Bibliographie
Références
Analyse
Frontispices
Gravures Actualité
Recherche
Club
Ramkat
Lune




ANALYSE

104

Grogne, grecque ou grègue ?

par Adrien Delcour


    Dans le quatrain III, 87 des Prophéties :

Classe Gauloyse, n’aproches de Corseigne
Moins de Sardaigne tu t’en repentiras
Trestous mourres frustrés de laide Grogne :
Sang nagera : captif ne me croyras.

   le mot “grogne“ intrigue les interprètes1 et personne ne me semble l’avoir expliqué de façon satisfaisante.

   La plupart lisent “l’aide” au lieu de “laide”, ce que je crois judicieux, mais qu’est-ce qu’une aide Grogne, avec une majuscule à ce qui semble être une épithète ?

   Notons d’abord que “Corseigne”, qui est censé rimer avec “Grogne”, le fait assez mal. Certes, les rimes centuriques sont parfois très négligées, mais elles sont assez souvent correctes pour qu’il soit raisonnable d’appuyer sur elles une conjecture philologique.

   Toutefois, ne nous fions pas à “Corseigne” : à ma connaissance, du moins, et à celle de ceux qui se sont prononcés là-dessus, cette évidente désignation de la Corse est sans autre exemple. Au seizième siècle, on disait “la Corse”, “la Corsèque” ou “la Corsègue”2, mais jamais “la Corseigne”. Au lieu de “Corseigne”, lisons donc “Corsèque” ou “Corsègue” : la rime nous suggère alors de remplacer “Grogne” par “Grecque” ou par “Grègue”, qui est une forme provençale de “grecque”.3

   Avec “frustrés de l’aide Grecque” (où Grecque a la majuscule, tout comme Gauloise au premier vers), nous sommes bien dans l’univers mental des Centuries, comme le montre la comparaison avec les deux premiers vers de III, 89 :

En ce temps la sera frustré(e) Cypres
De son secours, de ceux de mer Egée...

   Notons que P. Brind’Amour4 fait lui-même la comparaison de III, 87 avec les deux premiers vers de III, 89, mais il laisse de côté la mer Egée, qui lui semble sans doute sans rapport avec “Groeigne”.

   A quelle “aide grecque” précise pouvait maintenant penser Nostradamus (ou, si on préfère, l’auteur du quatrain centurique) ? J.-P. Clébert5 et P. Brind’Amour6 après lui ont rappelé, à propos de notre quatrain III, 87, que la France conquit la Corse sur les Génois en 1553 et la garda jusqu’en 1559. Ce qui, dans cette aventure, ressemble le plus à une aide grecque me semble être l’alliance de la France avec la Turquie. (La mer Egée étant entre la Grèce et la Turquie, désigner l’aide turque par “aide grecque” en matière de guerre maritime serait une métonymie assez plausible.)

   Dès 1553, et ceci intéressera sans doute les nostradamologues “passéistes”, la flotte turque mit à l’exécution de ses obligations une lenteur qui équivalait à une défection.7 En 1558, et ceci intéressera peut-être les nostradamologues “futuristes”, elle commit une véritable trahison.8

   A l’appui de cette interprétation, j’ajouterai que III, 23, dont Clébert et Brind’Amour donnent une interprétation qui en fait une sorte de doublet de III, 87 (“Si France passes outre mer Lygustique...”) annonce “Mahommet contraire”, ce qui ne convient pas trop mal à une défection ou à une trahison turque.

Adrien Delcour
15 mai 2004

Notes

1 Cf. Jean-Paul Clébert, Nostradamus mode d’emploi, Paris 1981, pp. 156-157, n’essaie pas d’expliquer “Grogne”. Pierre Brind’Amour, dans son édition des Premières Centuries ou Prophéties, Genève, 1996, p. 446-447, le corrige en un groeigne conjectural, le fait précéder de deux points et le rattache au vers suivant, construction au moins insolite chez Nostradamus (ou, si on préfère, dans le corpus nostradamique). Roger Prévost, Nostradamus le mythe et la réalité, Paris, 1999, ne parle pas du quatrain III, 87. Lucien De Luca, Logodædalia, 2001, p. 228, y voit un cri de détresse, une imploration au secours et le rapproche du mot latin quiritare, qui signifie appeler au secours (mais, rappelons-le, n’est pas à l’origine du mot grogner). Jean-Paul Clébert, Prophéties de Nostradamus, Paris, 2003, p. 438-439, reprend l’interprétation et la construction acrobatique de P. Brind’Amour (mais il ne va pas jusqu’à groeigne). Bruno Petey-Girard, dans son édition des Centuries I à VII (Paris 2003), s’aligne sur Brind’Amour, groeigne inclusivement. Retour

2 Cf. Henry Joly, La Corse française au XVIe siècle, Lyon, 1942, pp. 9 (de Corse), 55 (Corsèque) et 79 (Corsegue). Retour

3 Cf. O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, 1975, art. grègue, p. 304. Retour

4 Cf. Brind’Amour, p. 446. Retour

5 Cf. Clébert 1981, p. 157 et Clébert 2003, pp. 438-439. Retour

6 Cf. Brind’Amour, pp. 447-448. Retour

7 Cf. Joly, pp. 51 et 71. Retour

8 Cf. Joly, pp. 136 et 153-154. Retour



 

Retour Analyse



Tous droits réservés © 2004 Adrien Delcour