Dans les années 1560, les querelles religieuses s’aggravèrent. Alors que le peuple demeurait papiste quasiment dans tout le royaume, les nobles et les humanistes se reconnaissaient plus facilement dans le Calvinisme.
Même si Nostradamus n’était pas entièrement favorable aux Huguenots, il est certain que les habitants de Salon-de-Provence le regardaient comme un suspect. Cela peut expliquer qu’il puisse plaindre amèrement de ses concitoyens, dès 1552, lorsqu’il se laisse aller à cette confidence, dans son Traité des Fardements :
« A Salon où je fais ma résidence, je suis logé... entre bestes brutes et gens barbares, ennemys mortels de bonnes lettres et de mémorable érudition. «
Nostradamus vivait cependant en bons termes avec l’aristocratie salonnaise, qu’il s’agisse des d’Hozier et des Craponne, alliés de sa femme, ou du premier Consul de la Cité, « Palamède Marck, sieur de Chasteauneuf, gentilhomme des plus splendides et honorables de notre ville ».
La noblesse et la bourgeoisie, sans avoir encore abjuré la foi catholique, manifestaient pour les idées nouvelles une sympathie plus ou moins prononcée.
Or, ces idées nouvelles étaient fortement suspectes au petit peuple de Salon, toujours prêt à se soulever dès qu’il voyait qu’on s'en prenait à ses croyances comme à ses traditions.
En outre, ceux qui se distinguaient en pratiquant des arts peu communs comme l'astrologie, étaient généralement soupçonnés de suivre les nouvelles opinions, contraires aux anciens dogmes de l’Eglise. De ce fait, Nostradamus fut d’abord considéré comme un dévoyé et même, on le regardait comme un luthérien secret.
Par ailleurs, bien des néophytes ou descendant de néophytes, dès le début de la Réforme, se rencontrèrent parmi les partisans de ces nouveautés.
De là sans doute, chez notre prophète, un luxe de précautions, d’explications et de professions des foi, de citations orthodoxes dans la Préface à César (1er mars 1555) et la Lettre à Henry Second (27 juin 1558) en tête des deux premiers recueils des Prophéties.
Malgré tout, Nostradamus restait équivoque au yeux du bon peuple de Salon. Il faillit partager le sort de son ami, Me Estienne d’Hozier, le notaire, qui, « soupçonné de la Nouvelle Religion, se trouva à la presse des Cabans, fort foulé et meurtri, s’en étant ressenti longtemps après. »
Les « Cabans » étaient le surnom donné aux paysans de Salon et de la campagne environnante, à cause d’un grand manteau de cadis gris, à manches et à capuchon, dont ils se couvraient en hiver.
Tout avait commencé lorsque les partisans du nouveau culte avaient introduit à Salon des chansons luthériennes qu'ils faisaient chanter par les enfants dans les rues et sur les promenades publiques. Il n'en fallait guère plus pour inciter d'autres fanatiques, dont les Cabans, à riposter à une telle agression.
Les Luthériens notoires, qu’on avait emprisonnés pour les soustraire à la vindicte populaire, furent relaxés les uns après les autres « aujourd’hui deux, demain trois et ainsi de suite jusqu’au dernier, pour ne rallumer la forcenerie de cet fol et malin populas qui n’était encore du tout amortie. »
Il semble bien que ce n’était pas seulement la religion qui divisait les Salonnais de cette époque, mais, au moins tout autant, quelques remous de politique. Il s’agissait en effet, pour quelques-uns, de conquérir le pouvoir de la Communauté en s’appuyant sur les Cabans, foncièrement catholiques, tandis que nobles et bourgeois, luthériens et suspects se refusaient à tout partage.
Ainsi, le 1er mai 1560, la population rurale du territoire de Salon est poussée à la révolte par le bourgeois Louis Villermin dit Curnier et par les autres meneurs du parti catholique. Elle se rassemble sur le cours depuis la place du Bourg-Neuf jusqu’à celle des Arbres, en criant :
Vive la religion ! A bas les Luthériens !
La plupart des paysans sont armés de gros bâtons, surmontés à leur extrémité par des croix de papier blanc. Ils portent à leurs barrettes ou coiffures, des plumes de coq en signe de reconnaissance et de ralliement. Leur fanatisme est tel que sous l’impulsion de leurs chefs, les révoltés se dirigent vers les maisons suspectées de luthéranisme afin d’en faire sortir les habitants pour les conduire au Château, à coups de bâton et aux cris de :
A bas Luthériens ! Vivent Cabans !
Ces émeutes anarchiques durèrent ainsi près de cinq jours si on en croit le récit de César de Nostredame. Toutes les fenêtres des maisons de la ville furent garnies de lumières afin d’éclairer les émeutiers qui ne cessaient d’aller et venir dans les rues, au son du tambour et de la trompette, en vociférant toutes sortes de menaces de mort à l’encontre de Luthériens.
Ce Curnier « avait pour ennemy capital et mortel Antoine Marc dit Trippoly... soupçonné de la religion » et, comme on sait, fort ami de Nostradamus.
Or, raconte César :
« comme les offenses passées avaient rendu cette
inimitié irréconciliable, l’un étant des nobles, l’autre étant du
peuple, il advint, le second de juillet, le premier des nones, dédié à la
Visitation de la Mère du Rédempteur, entre les sept et huit heures du soir, que
Villermain fut atteint du plomb d’une harquebusade... et qu’il en mourut une heure
après.
Aussitôt, le bruit croît, court et vole par tout la ville et,
passant d’oreille en oreille et de langue en langue, fait savoir tumultuairement qu’on a
tué et assassiné le premier Consul et que les luthériens en sont les
auteurs, pour s’emparer de la ville.
A ce heurt, se levèrent les Cabans avec plus de forcenerie et
d’insolence que devant ; vont comme bêtes sauvages et hurlantes, écumant comme
sangliers, avec armes, cris félons et sanglantes menaces de raser les maisons
luthériennes et passer au fil de l’épée tous les suspects...
Ils font tonner le tocsin par toutes les églises et l’alarme par
tous les clochers, comme si le feu eut embrasé toute la ville où les ennemis en
eussent déjà sapé les murs. »
Cette seconde révolte « fut espouvantable de vray », avec toutefois « plus de désordre, de crainte et de scandale que de sang, de malheurs et de ruines. » D’ailleurs, le temps des récoltes approchait ; la plupart des Cabans durent quitter la ville pour aller « chercher » ailleurs « le gain des moissons... et les paysans restez, estant en si petit volume, furent aisément contenus en discipline, ou par amour ou par force... »
Et le combat cessa, faute de combattants !
Néanmoins, à la façon dont un demi-siècle plus tard, César en racontait l’histoire, on peut imaginer que ses amis, sa famille, son père et lui-même peut-être (il n'avait pas tout à fait sept ans alors) durent connaître pendant toute cette période de troubles religieux et politiques de sérieuses émotions, de vives inquiétudes et quelques moments de terreur !
Peut-être aussi furent-ils un peu pillés, puisque César raconte que ces Cabans, « brassiers, vignerons et telle farine d’hommes avoyent indignement traité son père pour ses moyens et pour sa bourse. »
Il se peut même que le prophète ait dû envisager de quitter « ce pays de bestes brutes et gens barbares » pour s’abriter dans la grande ville qui avait vu s’établir, près de cent ans plus tôt, les premiers Nostredame.
Le 22 septembre 1560, Nostradamus avançait encore à Adam de Craponne deux cent quatre-vingt-huit écus d'or, valant cinquante sous la pièce, sous la garantie de trente-huit citoyens de la région, parmi lesquels un sien cousin nommé Jean Isnard.
Dans une lettre signée à Paris le dernier jour d’octobre 1560, l’ambassadeur anglais Sir Nicolas Throckmorton avise son supérieur, Sir William Cecil, de concentrations de troupes à Nantes et Orléans sous les ordres du duc de Guise et de son maître de camp Dubois ; il lui envoie une copie de l’ordre de rassemblement des troupes à Orléans et y joint pour combler la mesure un almanach de Nostradamus !
Une édition complète antérieure à 1560 !
Lorsqu’en novembre 1560, le jeune François II, qui était près d’atteindre ses dix-sept ans, tomba malade, on se souvint à la cour du 39e quatrain de la Xe centurie :
Premier fils vefve malheureux mariage,
Sans nuls enfans deux Isles en discord,
Avant dix huict incompetant eage,
De l’autre pres plus bas fera l’accord.
Nous tenons le renseignement de Michele Suriano, ambassadeur en France de la république de Venise, dans une dépêche datée d’Orléans, le 20 novembre 1560. Suriano vient de décrire la maladie du roi et de s’interroger sur ses causes.
Ainsi, les trois dernières centuries étaient déjà connues à ce moment, avant la publication des Prophéties de 1568.
Pour revenir au royaume de France, les troubles religieux et les problèmes dynastiques étaient suffisamment tendus pour que Nostradamus ne contribue pas au désordre et à l’incertitude générale par ses prophéties. Les rapports de tant d’ambassadeurs étrangers, à l’hiver 1560 - 1561, sont un indice des rumeurs et des discussions qui animaient les salons à son sujet.
Le jugement de Chantonnay, selon lequel on ferait mieux de faire taire Nostradamus, devait sûrement refléter un fort courant d’opinion. Il semble que l’article 26 enjoignant aux pronostiqueurs de soumettre leurs almanachs à l’approbation des évêques, dans l’ordonnance d’Orléans du 31 janvier 1561, le visait principalement.
Le 3 décembre 1560, dans une missive à Cosme Ier, l’ambassadeur toscan Niccolo Tornabuoni se fait l’écho de spéculations fondées sur un passage de l’Almanach pour l’an 1560.
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