Après Montpellier, Michel de Nostredame va reprendre sa vie errante. Il se dirige tout naturellement vers ces villes de la Garonne vers lesquels il s’était orienté lorsqu’il était étudiant gyrovague, notamment vers Agen, où il s’établit comme médecin apothicaire.

Un bourgeois en Agenais
(1533 - 1539)


   Nous allons aborder maintenant la période la plus obscure de la vie de Michel. Tous ses biographes, depuis Jean-Aimé de Chavigny, sont laconiques sur cet épisode pourtant fondamental de la vie de Nostradamus. Et en effet, sur son séjour en Agenais, nous manquons de renseignements sûrs.

   Durant près de six ans, le nouveau médecin demeurera le plus longtemps à Agen et dans les environs, ainsi qu'il nous le dit dans son Traité des Fardements :

   « J’ay autrefois practiqué... la plus grand part au pays d’Agenois, à Agen mesmes. »

   Nous savons cependant, de source sûre, que l’enquête de l’Inquisition sur Michel de Nostredame eut lieu en 1538 et porte sur des faits qui se sont déroulés en l’an 1534.

   On raconte qu’un jour, alors qu’il résidait à Toulouse, Michel reçut une lettre de Jules-César Scaliger qui l’invitait à venir lui rendre visite à Agen : cela n’est pas tout à fait impossible.

   Quoi qu’il en fut, si Michel n’avait pensé resté que quelques jours à Agen et dans les environs, toujours est-il qu’il y resta au moins quatre années.

   Scaliger avait débuté dans la carrière des lettres en 1531 par une violente attaque contre l’écrivain le plus admiré par les intellectuels, Erasme. Voulait-il se faire une réputation de polémiste en s’en prenant au célèbre humaniste ?

   Pour vulgariser l’étude du grec, Erasme avait choisi de traduire le Nouveau Testament. Cette initiative lui valut d’être violemment pris à parti par Etienne Dolet qui n’aimait pas l’humaniste. La haine d’Erasme va créé un terrain d’entente entre Scaliger et Dolet. Certains ont affirmé, sans preuve aucune, que cette entente s’est étendu à Nostradamus.

   Il faut croire que pour Scaliger, c’était l’offenser que de parvenir à une certaine renommée. Car à chaque fois qu’un de ses anciens amis ou collègues devenait plus ou moins célèbre, il se brouillait avec lui et l’attaquait en composant des épîtres insultantes en vers et en prose. Il en sera ainsi pour Nostradamus.

   Lorsque Michel arriva chez eux, Scaliger et sa jeune épouse Adriète n’avaient encore que deux enfants.

   Il semble, en tout cas, que Nostradamus dut se plaire à Agen, car il s’y établit. Il y épousa, nous dit Jean-Aimé de Chavigny, une «  fort honorable demoiselle » d’une très grande beauté, que lui avait vraisemblablement présenté la femme de Scaliger.

   Il faut remarquer que Michel ne parle point de ce premier mariage à Agen, comme s'il souhaitait oublier cette époque. C'est pourquoi, quelques uns de ses biographes ont cherché des interprétations nouvelles basées sur la seule imagination, comme Jean-Charles Pichon qui, dans son Nostradamus et le Secret des Temps disait à propos du même mystérieux événement : « Je ne prétends pas donner ici plus qu'une vraisemblable hypothèse » ou Geoffroy Cadres qui dans L'Etrange Docteur Nostradamus, « aboutit à une interprétation nouvelle de cet épisode. »

   Ces deux romanciers accusent Nostradamus d’avoir purement et simplement assassiné son épouse et ses deux enfants, pour une sombre histoire d’adultère !

   Sur les premières noces de Michel, nous en sommes réduits à faire des hypothèses, car nous ignorons jusqu’à son prénom, et il semble que Nostradamus ait supprimé de son Traité des Fardements et Confitures toute trace qui aurait pu nous permettre de reconnaître sa première épouse.

   Il est vrai que nous ne savons rien de cette « belle inconnue d’Agen », dont Nostradamus et l’histoire ont dissimulé le nom. Nous ignorons de quelle famille elle était issue, mais il y a de grandes chances pour qu’elle fut chrétienne, issue d’un milieu certainement très aisé.

    Nostradamus a été en procès avec la famille de sa défunte femme si nous en croyons le fameux curé de la Clotte qui tenait son information de l’évêché de Montauban. Voir Torné-Chavigny, Nostradamus éclairci, p. 121. Il devait s’agir, pour la belle famille, de récupérer la dot.

   A Agen, Michel et sa femme reçoivent alors le « grand monde », Scaliger et ses amis, tous des gens cultivés. Il y a là en particulier un jeune professeur Philibert Sarrasin, dont le fils aîné de Scaliger fréquente l’école. C’est un luthérien notoire, mais Michel apprécie sa connaissance des textes anciens.

   Honoré Bouche raconte dans son essai sur l’Histoire de Provence que les notables, ayant cru un jour apprendre que Scaliger et Nostradamus formaient le dessein de quitter leur cité, s’en vinrent les trouver et leur offrir des présents considérables s’ils voulaient se fixer parmi eux. Ce que les deux médecins refusèrent dignement, disant que si la ville voulait faire des dons de ce genre, mieux valait que ce soit aux malades, aux infirmes et aux malheureux. Cette réponse magnanime aurait fait l’admiration de la ville, et tellement que le lendemain, comme nos deux grands hommes se promenaient ensemble, ils furent portés en triomphe par des gens qui les avaient reconnus.

   Cette anecdote est très belle et touchante, mais il est douteux qu'un Scaliger eut supporté qu’un jeune docteur comme Nostradamus, fût traité sur le même piédestal que lui. Celui-ci couvrira plus tard le Seigneur de Lescalle de louanges excessives. Nostradamus l’appellera : « Julius Caesar Squaliger, homme savant et docte, un second Marsile Ficin en philosophie platonique ». Mais au témoignage d’estime de son confrère, Scaliger répondra plus tard par des insultes, dans des épigrammes violemment antisémites... après le succès de Nostradamus à la Cour de France.

   Entre temps, Michel eut de sa femme deux enfants, un garçon et une fille. La clientèle prospérait. Maintenant, Michel était souvent appelé par des notables des environs, et il se rendait à dos de mulet - c’était alors l’indispensable moyen de transport du corps médical - auprès de ses malades.

   En 1538, Scaliger se trouva compromis à cause de Sarrazin. L'Inquisition de Toulouse dépêcha à Agen l’un de ses plus redoutables enquêteurs pour ouvrir une information sur son enseignement et ses mœurs. Scaliger fut interrogé et Michel fut soupçonné.

   C’est pourquoi, Nostradamus jugea plus prudent de se faire oublier en entreprenant un voyage. Il se rendit successivement à Bordeaux et à la Rochelle.

   Mystérieusement, l'épouse de Michel décèdera à cette époque et le médecin quittera définitivement Agen pour reprendre une existence nomade.

Nostradamus
soupçonné par l’Inquisition de Toulouse

   Au début de l’année 1538, le roi de France dépêcha à Agen un des inquisiteurs du Tribunal de Toulouse, un certain Louis de Rochet ou de la Rochette dit Rochetto. Ce religieux de l’ordre des Frères Prêcheurs était le grand Inquisiteur de la Foi « aux pays de Languedoc et duché de Guyenne, tenant ordinairement sa cour à Toulouse ». Sa mission était la recherche des « hérétiques » agenais professant les nouvelles doctrines de la Réforme naissante, puis l’élimination de ces adeptes de Luther.

   Rochetto arrive dans Agen vers la fin février de la présente année. Son sermon dans l’église de Saint-Phébade le jeudi, dernier jour du mois, est menaçant ; il lance un monitoire afin d’engager les fidèles à venir dénoncer tous ceux, voisins et amis, qui manifestent des opinions que l’église catholique a décrétées hérétiques. Comme en pareilles circonstances, les bonnes volontés ne manquent jamais, un grand nombre de témoins vont comparaître et se succéder devant le tribunal inquisitoire.

   Nous publierons ultérieurement le compte-rendu inquisitionnaire formé des dépositions contre Nostradamus et conservé dans un registre de l’Evêché d’Agen.

   Dans cette enquête menée à Agen, du 6 mars au 30 avril 1538, par l’inquisiteur de la foi Rochetto, trois religieux du couvent des Franciscains de la ville, déposèrent contre Nostradamus. Ils rapportèrent que, vers 1533 ou 1534, lorsque Nostradamus habitait Agen, il avait tenu, en leur présence, des propos contre la représentation des personnages sacrés et leur vénération. Ces propos, contre le culte des saints, bien imprudents, n’eurent heureusement pas pour lui les conséquences fâcheuses qui étaient pourtant à craindre à cette époque.

   On déposa contre Jules César Scaliger, et de nombreuses dépositions vont accuser Philibert Sarrazin d’enseigner la doctrine de Luther sur le libre arbitre. On lui reprochait également de traduire les livres d’Erasme ! Sous le poids des accusations, l’arrestation de Philibert Sarrazin fut décrétée, mais au moment où on se présenta à son domicile pour l’interpeller, Sarrazin avait déjà pris la fuite.

    Peu de temps après son arrivée à Agen, en 1534, Michel de Nostredame va donc se faire remarquer par trois religieux qui déposeront contre lui quatre ans plus tard. Le jeune médecin montra ouvertement son attachements aux valeurs naissantes du luthéranisme, position qu'il adoptera plus ou moins vers la fin de sa vie, mais en cette matière comme en d'autres d'ailleurs, le futur Nostradamus conservera une attitude ambiguë à souhait, à telle enseigne qu'il sera combattu par les deux clans, catholique et huguenots.

   Sachant que le texte des Centuries ne se range guère du côté des Luthériens et des Protestants, il nous semble que les nombreuses marques d'orthodoxie chrétienne parsemées dans ses écrits sont là pour répondre à ses détracteurs, vu que l'Inquisition d'alors n'était guère rassurante.

   Quant à la correspondance privée, et plutôt sincère, de Nostradamus, mise à jour il y a quelques années, elle nous le montre pro-luthérien, sinon dans les actes, pour le moins proche par la pensée.

   Ce sont ainsi quatre dépositions qui vont mettre en accusation Michel de Nostredame, le futur Nostradamus. Au moment de l’enquête, Nostradamus n’habitait plus à Agen, mais vivait à Port-Sainte-Marie. Trois religieux du couvent des frères mineurs ou de l’Observance de Saint François, vont tour à tour déposer contre un médecin de la ville de Port-Sainte-Marie. Ce médecin exerçait son art à Agen, il y avait alors quatre ans.

   Nous sommes en 1534. Michel de Nostredame venait juste de s'installer à Agen. Cette ville était déjà un important marché agricole, et le champ de foire se couvrait alors de boutiques, où les attractions étaient nombreuses. Un jour, Michel, intrigué par un rassemblement particulièrement dense essayait de voir ce dont il s’agissait. Il pût observer, sous le cloître des Augustins, un jeune frère qui semblait préparer du plomb fondu. Il coulait le liquide brûlant et argenté dans un moule d’étain, et il le laissait refroidir en méditant pieusement. Puis soudain, il ouvrit le moule et versa dans un baquet d’eau de petites statues de Notre Dame. L’instant d’après, il les vendait à la ronde, déclarant aux badauds qu’elles leur assuraient la bénédiction de la Vierge. Michel interrompit l’artiste religieux et en s’approchant, il lui aurait dit : « Ignorez-vous, mon frère, qu’en faisant de pareilles images, vous ne fabriquez que des diables ! Je vous recommande d’étudier les Epîtres de St-Paul. »

   Un autre jour, il disait à un autre moine que si la chose était en son pouvoir, il ferait abattre toutes les images des églises.

   Curieuse ironie du sort. A cette époque, Michel de Nostredame - pas encore Nostradamus - avait une certaine aversion pour le culte de la Vierge, alors qu’il portait lui-même le nom de Notre Dame ! Lui venait-il à la pensée que son bisaïeul, lorsqu’il était encore juif, aurait eu sans doute eu la même attitude d’iconoclaste ?

   Toujours est-il que nous avons ici les premiers témoignages d’une sympathie pour ne pas dire plus pour le protestantisme naissant. On notera qu’à l’époque, Nostradamus était proche de Scaliger et Sarrazin, et ce groupe d’amis partageait le même penchant pour la nouvelle doctrine, comme d’ailleurs la plupart des intellectuels.

   Malheureusement, ce propos se retourna contre son auteur. Les bonnes gens se demandèrent, à la réflexion, ce qu’il avait voulu dire : n’y avait-il pas là une attaque sournoise contre la Vierge ? Joint à son amitié pour Philibert Sarrazin, cet incident fit soupçonner Michel d’inclination secrète pour les Luthériens.

   Comme un malheur n’arrive jamais seul, vraisemblablement vers 1538, la femme de Michel et leurs deux enfants moururent, emportés par une terrible maladie. Est-ce la peste ? L’imagination de certains biographes les ont conduit à évoquer le suicide ou le meurtre. En fait, nous ne savons véritablement rien, et nous en sommes réduits à faire des suppositions quasi gratuites.

   Nous savons cependant qu’en 1939, Michel était établi à Port-Sainte-Marie, situé à quelques lieues d’Agen, en aval sur la Garonne.

   En tout état de cause, il n’avait plus rien à faire à Agen, surtout depuis que la famille de sa défunte femme lui intenta un procès pour une question de dot non remboursée, si nous en croyons l’abbé Torné-Chavigny. Mais, nous n’avons pas d’autres informations à ce sujet.

   Après avoir quitté Agen, Nostradamus était bien déterminé à ne plus commettre d’imprudence, et il saisira toutes les occasions pour témoigner de sa « foi chrétienne », notamment par écrit, par exemple en désavouant les Huguenots, « ceux dont la rêverie approche le Judaïsme », dira-t-il dans une de ses lettres.

   Tout en se mettant à l’abri de l’Inquisition, Michel de Nostredame va en profiter pour voyager et traverser le pays, comme il l’avait fait lorsqu’il était étudiant de 1524 à 1529.

 

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